26/09/2015

Théologie du Judéo-christianisme (Daniélou, 1974)

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Ce volume de J. Daniélou, Théologie du Judéo-christianisme (Desclée/Cerf, 1974) est une étude fondamentale pour qui veut comprendre le christianisme primitif. Disciple en livre un compte-rendu de lecture auquel je vous renvoie:

Dpdfanielou_Théologie du Judéo-christianisme (Cerf, 1974) – Compte-rendu de lecture, par Disciple

Pour rappel, ce livre comporte 14 chapitres répartis en 4 parties (Les sources / Le milieu intellectuel / Les doctrines / Les institutions) : 1. L’héritage littéraire du judéo-christianisme, 2. Le judéo-christianisme hétérodoxe, 3. L’exégèse judéo-chrétienne, 4. L’apocalyptique judéo-chrétienne, 5. Trinité et angélologie, 6. Les titres du Fils de Dieu, 7. L’Incarnation, 8. La théologie de la rédemption, 9. Mysterium crucis, 10. L’Église, 11., Le millénarisme, 12. Baptême et eucharistie, 13. La communauté chrétienne, et 14. La sainteté personnelle.

La critique de Disciple est sévère. En gardant à l’esprit la bonne qualité d’ensemble de cette monographie, il convient d’entendre les différents problèmes qu’elle soulève.

Sur la terminologie, faut-il encore parler de judéo-christianisme ? Pas vraiment. Comme l’indique Disciple, cette expression laisse à croire que le mouvement des judéo-chrétiens aurait été « bancal » – une sorte de communauté aux pratiques et doctrines non définies ou à l’état d’ébauche, quand on sait que ce ne fut manifestement pas le cas. De plus judéo-christianisme est une expression qui a été forgée par opposition à pagano-christianisme. Or la situation au Ier s. n’a pas été binaire, comme on a tantôt pu le croire.

La recherche actuelle reconnaît qu’il n’est plus possible de parler de « judéo-christianisme », un concept moderne forgé au XIXe siècle par des théologiens chrétiens, car il nécessite un concept opposé, celui de « pagano-christianisme ». Les composantes du mouvement chrétien aux Ier-IIe siècles ne se limitant pas à deux, il paraît préférable d’employer une autre terminologie moins marquée d’un point de vue idéologique : en faisant référence à l’ethnicité d’origine des croyants en Jésus de Nazareth, comme par exemple l’expression « judaïsme chrétien« . (…) Le mouvement des chrétiens et celui des rabbins paraissent avoir construit leur conscience identitaire l’un par rapport à l’autre. Ce phénomène de mimétisme est notamment apparent dans leurs définitions réciproques du canon biblique. – S.-Cl. Mimouni, Le judaïsme ancien, du VIe s. avant notre ère au IIIe s. de notre ère – Des prêtres aux rabbins, PUF, 2012, p.495

Judaïsme chrétien me convient bien dans la mesure où c’est reconnaître qu’au fond le christianisme n’est pas une nouveauté au sein du judaïsme : c’en est un prolongement, une modalité. Là-dessus je renvoie à l’étude, toujours utile, de Marcel Simon, Verus IsraëlÉtude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l’Empire romain, 135-425 (éd. E. de Brocard, 1964), et aussi à celle classique de L. H. Schiffman, Who was a Jew ? – Rabbinic and Halakhic Perspectives on the Jewish-Christian Schism (Ktav Publishing House, 1985 ; étude sur laquelle je reviendrai si le temps me le permet).

Daniélou est bien conscient de la diversité des situations lorsqu’il expose la définition du judéo-christianisme qu’il retient dans son travail (pp.35-38). Disciple estime qu’employer cette expression « judéo-christianisme » « sert à minorer l’importance de la théologie primitive » et témoigne d’un conception qui prône « un caractère hybride, bancal, assis entre deux chaises, brouillon, indécis, composite, bricolé. » C’est en effet ce que le vocable suggère au premier abord. Mais la définition de Daniélou ne va pas dans ce sens : parmi les trois définitions qu’il décrit, la troisième qu’il adopte implique une communauté de disciples de Jésus ayant rompu totalement avec le judaïsme, mais continuant de penser « dans ses catégories » (p.37). C’est une définition assez fonctionnelle. Je n’y vois rien de bancal ni d’inachevé. Que des chrétiens aient pu continuer à penser dans des catégories juives est même rassurant : après tout, le christianisme n’est qu’une certaine perspective du judaïsme, celle précisément qui accepte Jésus dans le sous-ensemble du messianisme. Peut-être Daniélou est-il optimiste quand il soutient que « Ce judéo-christianisme a été évidemment celui des chrétiens venus du judaïsme, mais aussi de païens convertis » (ibidem, je souligne). En effet, les païens n’ont guère pensé dans des catégories juives ; cependant un Justin, malgré des approximations, prouve que ces « catégories » n’étaient pas totalement inconnues des païens convertis, du moins chez les lettrés.

Concernant ces définitions, Mimouni y est revenu dans un article au nom évocateur, « Pour une définition nouvelle du judéo-christianisme ancien » (NTS 1992, 38/2, pp.161-186). Il souligne avec intérêt que les définitions proposées sont « trop larges », et que d’ailleurs Daniélou a été forcé de préciser son propos par la suite, en fondant l’identité judéo-chrétienne sur le critère de l’observance ou de la non-observance de la Loi mosaïque (cf. p.166) – ce qui là-encore est loin d’être stupide, puisqu’à vrai dire le plus difficile à comprendre ou à admettre dans le « christianisme primitif », c’est cet attachement paradoxal à la pratique de la Torah, observé chez de multiples communautés (situation de fait qui, à elle seule, suffit à justifier l’existence du vocable « judéo-chrétien »). Au terme de la revue des précédentes définitions, et la consultation des témoignages antiques, il en fournit une nouvelle (p.184) :

Le judéo-christianisme ancien est une formulation récente désignant des juifs qui ont reconnu la messianité de Jésus, qui ont reconnu ou qui n’ont pas reconnu la divinité du Christ, mais qui tous continuent à observer la Torah.

Y a-t-il truisme à qualifier une doctrine des I/IIe s. de « judéo-chrétienne » ? Là encore, pas si simple. Pour preuve, on peut se reporter aux débats qui entourent la définition de la minout et des minim (cf. Mimouni 1992 : 185).

Sur le problème de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie à cette époque – vaste question – l’étude la plus emblématique et la plus provocante est celle de W. Bauer, Orthodoxy and Heresy in Earliest Christianity (Sigler Pr, 2e éd., 1996). Les vainqueurs écrivent-ils l’histoire ? L’orthodoxie est-elle seulement la doctrine de l’un de ces mouvements, parmi tant d’autres, qui a réussi à marginaliser les autres ? C’est à peu de chose près la thèse de Bauer, qui n’est certes pas acceptée de tous, mais qui a eu bonne fortune. Quand on jette un œil sur l’histoire du judéo-christianisme, ou du moins celle du judaïsme chrétien, la thèse est assez satisfaisante.

Faut-il alors introduire la canonicité comme critère  d’identification ? Quelle communauté accepte quel corpus, et qu’en déduit-on ?

Dans l’extrait de Mimouni ci-dessous, un point est important : clairement, les identités chrétiennes et rabbiniques se sont forgées l’une par rapport à l’autre. L’orthodoxie ne naît que parce qu’elle affronte des courants qu’elle estime déviants. Ainsi naît l’hérésie. Ainsi naît aussi, a posteriori, le dogme. Ce n’est sans doute pas valable dans tous les domaines, mais force est de constater que le canon précisément s’est forgé par opposition au marcionisme d’une part, au gnosticisme d’autre part, mais aussi, après la destruction du Temple, alors que le texte massorétique est définitivement standardisé et que le « canon massorétique » est clôturé (hypothèse de Jamnia). Aux rabbins qui clôturaient leur canon et fixaient leur texte, les chrétiens ont opposé, par mimétisme, un canon normatif et, à défaut d’un texte tout à fait stabilisé, une pratique éditoriale et scribale clairement définie. Je me suis rendu compte de ce phénomène avec une certaine acuité lorsque j’ai étudié les nomina sacra. Pour plus de détails, reportez-vous à mon Le P52 contenait-il un nomen sacrum pour Jésus ?

Concernant la doctrine trinitaire, évidemment Daniélou importe dans le texte des concepts nicéens intolérables. C’est la théorie de l’évolution appliquée aux sciences humaines : le dogme a été fixé au IVe s., par les tenants d’une Église héritée des apôtres. Les prémices sont donc à chercher, et à trouver, en amont. Et quand on cherche, on trouve. Et si on ne trouve pas, on imagine et on suppose.