06/07/2013

Cahiers Évangile Supplément Juin 2013 : Philippiens 2, 5 – 11

CESuppl164

Le dernier supplément aux Cahiers Évangile (éd. Cerf), celui de juin 2013 (n°164), est consacré à L’hymne au Christ (Philippiens 2, 5-11). L’idée est de présenter les dernières études exégétiques du passage, du moins celles jugées représentatives, et de proposer un parcours dans la « pluralité des lectures », depuis les interprétations patristiques jusqu’à celles des théologiens du XXe siècle, en passant par l’époque médiévale (avec focus sur Thomas d’Aquin et François d’Assise), les deux grands Réformateurs (Luther et Calvin), les liturgies orientales, la liturgie romaine (avant et après Vatican II) ou encore la notion de kénose en judaïsme. Un intéressant florilège donc, qui montre combien les premières interprétations de ce passage chez les Pères de l’Église sont inextricablement liées à la crise arienne, aux controverses christologiques des IVe – Ve s.

Je ne m’intéresse ici qu’à la première partie, rédigée par Camille Focant (professeur émérite d’exégèse du NT, Université catholique de Louvain), et intitulée Philippiens 2, 5-11 face à la pluralité de lectures. Dans l’introduction, il rappelle que Philippiens 2 a souvent été lu de manière dogmatique, avec « comme point de départ les définitions christologiques des conciles de Nicée et Chalcédoine » (p.4). Il ajoute : « Dans une telle perspective, on s’efforce de vérifier si les expressions utilisées par Paul corroborent ces définitions, ou sont simplement compatibles avec elles mais susceptibles d’autres interprétations, ou encore si elles posent de réels problèmes vis-à-vis de ces définitions et comment ceux-ci peuvent être résolus » (ibidem). Comme, rappelle-t-il, nombre de lecteurs refusent désormais de lire le texte d’après le paradigme philosophique du IVe s., il faut prêter « une attention au texte lui-même » car « il paraît évident que Paul n’a pas réfléchi dans les catégories philosophiques des discussions métaphysiques du IVe siècle ».

Puis Focant démarre sa présentation. La première rubrique intitulée Contexte littéraire et fonction de l’hymne (p.4) a des analyses intéressantes (j’entends par-là qui rejoignent mes propres conclusions, cf. mon ouvrage L’égalité avec Dieu en Philippiens 2.6) : 1) que l’hymne est de la « prose rythmée » plus que de la poésie à proprement parler, et 2) qu’il ne faut pas trancher avec trop de certitude la question de la paternité paulinienne ou non de l’hymne sur la base du vocabulaire (apparemment, Focant rejette partiellement l’objection qui voudrait que le vocabulaire ne soit pas spécifiquement paulinien, et préfére mettre l’incertitude sur le compte de la rareté des mots employés). Focant pense aussi, sans indiquer que ce n’est pas la doxa, que le passage « paraît parfaitement adapté à son contexte » et qu’il cadre « tout à fait avec l’argumentation développée par Paul ». Sur tous ces points, je suis entièrement d’accord (le vocabulaire est paulinien et les idées sont pauliniennes : cf. pp.20-27 de mon ouvrage).

La deuxième rubrique est celle des Lectures diverses fondées sur l’arrière-plan des traditions bibliques et juives (pp.5-8). Focant passe en revue les thèses de l’arrière-plan : représentations adamiques (Genèse 2.15-17, Genèse 3.5), la figure du Serviteur (Isaïe 58.3, 53.12), la figure du juste à la destinée paradoxale (Sagesse 3-5, Sagesse 5.14-16, 7.25-30, 4 Esdras 8.49) et enfin les rois usurpant la dignité divine (Isaïe 14.12-14, Ézéchiel 28.2,17, 2 Maccabées 9.10-12, Psaumes de Salomon 2.28-29, Philon, Legatio ad Caium 110). Voir encore une fois mon ouvrage pour une mise en perspective de toutes ces données, qui ne s’excluent pas forcément.

La troisième rubrique est sa Proposition de structure et d’interprétation. C’est là où, nécessairement, Focant fait des choix – choix que je trouve discutables.

5 Ayez entre vous ces dispositions qui [furent] aussi en Christ Jésus,

6 lui qui, se trouvant en forme de Dieu

NE CONSIDÉRA PAS l’être à l’égal de Dieu comme quelques chose à utiliser à son propre avantage,

7     mais il SE VIDA LUI-MÊME,

en prenant la forme de serviteur ;

devenant en ressemblance d’humains

et perçu à son aspect comme un humain,

8     IL S’ABAISSA LUI-MÊME,

devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort en croix.

9 C’est pourquoi aussi Dieu L’ÉLEVA SOUVERAINEMENT

et LUI DONNA PAR GRÂCE le nom qui est au-dessus de tout nom,

10 afin que, au nom de Jésus,

tout genou fléchisse

des [êtres] célestes et des terrestres et des souterrains,

11  et que toute langue confesse

que [le] Seigneur [c’est] Jésus-Christ

à la gloire de Dieu [le] Père.

Sur la ponctuation et la structure (v.6-8 / v.9-11), je n’ai rien à redire. En revanche, certains choix m’interpellent :

– v.6 : sur la traduction de τὸ εἶναι ἴσα θεῷ par « l’être égal à Dieu » : traduire littéralement cette expression est dangereux pour au moins trois raisons : 1) cela donne l’impression que l’article est anaphorique (ce qu’il faudrait préalablement prouver), 2) cela ne traduit pas la nuance adverbiale de ἴσα : dans ce cas, quel différence avec ισος ? 3) Cela élude la fonction, à mon avis centrale, de marqueur syntaxique de l’article (voir mon ouvrage p. 119 sq).

– v.6 : le sens lexical ἁρπαγμός est éludé au profit d’un idiome qui n’a pas existé avant le IVe s.

– v.7 : humains : en choisissant ce terme générique et plus politiquement correct, on gomme le lien avec la mention ἄνθρωπος qui suit immédiatement

– v.9 : élever souverainement et donner par grâce me paraissent choisis par convenance théologique

– v.11 : le Seigneur c’est Jésus Christ : quoique possible, cette tournure me paraît dire bien plus que ce que dit le texte. Je lui préfère la confession suivante : « Jésus-Christ est Seigneur ! »

Il ‘y a d’autres points de détails, mais c’est en tout cas ces choix qui me dérangent le plus (il n’est pas lieu, ici, d’en discuter plus avant).

Focant poursuit avec une analyse pertinente de morphê (grosso-modo condition), mais beaucoup moins de harpagmos. Après les rappels d’usage (le sens actif dérivant de la morphologie, la possibilité de rapprocher le terme de harpagma), Focant déclare : « Toutefois, philologiquement une autre traduction est possible et assez couramment admise: « quelque chose à utiliser à son propre avantage » (traduction que j’ai retenue) ».

L’objet de mon ouvrage est précisément de montrer que cette solution, popularisée par R.W. Hoover en 1968-1971, n’est pas du tout philologique. J’ai donc décidé, bien que ce ne soit pas du tout à mon habitude, d’écrire un courrier aux Cahiers Évangile pour partager quelques réflexions sur le sujet, en y joignant un exemplaire de mon ouvrage. Bien sûr, je ne pense pas que ce sera pris au sérieux tant la thèse de l’idiome est admise, mais je ne pouvais pas laisser passer une pareille occasion. Je profite aussi de ce courrier pour évoquer, très succinctement, un ouvrage qui me paraît essentiel et qui n’a pas été cité : D. Fabricatore, Form of God, Form of a Servant. Pour une liste complète des meilleurs commentaires (anglophones) sur Philippiens, voir ici.