7. Controverses & Corruptions




Résumé

 

Un Dieu inommable

       Persécutés par les Romains, marginalisés et exclus des synagogues par les Juifs, les judéo-chrétiens essaiment et forment différentes communautés qui ne marqueront guère l'Histoire (nazoréens, ébonites, elkasaïtes). Mais déjà s'annonce la relève.

       Le chapitre 7 commence par considérer les cas de Justin (100-165), Irénée de Lyon (130-202), Clément d'Alexandrie (150-215), qui certes n'étaient pas agrammatoi (ἀγράμματοί) et idiôtai (ἰδιῶται comme les premiers disciples de Jésus (cf. Actes 4:13). De fait, il est montré combien et comment les paradigmes mentaux des premiers Pères de l'Eglise ont dénaturé le christianisme primitif.

       Influencé par la superstition juive concernant l'ineffabilité de Dieu, les Pères vont lui adjoindre des concepts philosophiques tels que la transcendance ou l'apophase. Le Dieu prêché par Jésus, YHWH, trop présent parmi les réalités terrestres, et trop anthropomorphe, est remplacé par un Dieu sans nom, et qui ne peut être nommé, car, pensent-ils, quiconque nomme un individu a un pouvoir sur la personne nommée ; de plus, le Dieu suprême ne saurait avoir de nom puisqu'il est de toute éternité, et que personne n'a pu lui donner de nom... Ce type de considérations, présentes chez Platon (Cratyle 400d, Timée 28c, Parménide 142a) et Philon d'Alexandrie (De Vita Mosis I, 75) se retrouvent abondamment chez Justin (ex. Seconde Apologie VI, 1-2), ou Clément d'Alexandrie (ex. Stromates V, 82, 1-2,4). Or leurs écrits, avec les écrits apocryphes qui de la même manière décrivent un Père sans nom (Ascension d'Isaïe 8:7), ou alors pourvu du nom de Jésus (Evangile de Philippe II, 54, 5-8), vont durablement marquer les esprits et créer des confusions.

 

La divinisation de Jésus Christ

       Outre l'influence des Pères, des phénomènes historiques vont favoriser l'oubli du Nom au profit de celui de Jésus. En effet, les attentes eschatologiques du peuple juif, et l'attente de l'avènement du Messie précisément au moment où Jésus a débuté son ministère (cf. la prophétie de Daniel), furent cristallisées sur la personne de Jésus par ses disciples. Or le supplice de la croix (σταυρός), le plus horrible et infamant de l'époque, marque une déception violente et cruelle à l'origine de ce que le Pr. G. Theissen a décrit comme une dissonance religieuse. Sous cette appellation, il désigne la maîtrise cognitive d'une dissonance (attentes eschatologiques/supplice de Jésus) et suggère qu'elle a provoqué une élévation (certes paradoxale au premier abord) de la figure du Christ. Car, au départ, les disciples de Jésus attendaient un Messie guide et guerrier amené à régner temporellement (Marc 9:31-32, Luc 19:11, 24:21, Actes 1:6). On imagine donc le choc lorsqu'ils comprirent que l'Agneau de Dieu (Jean 1:29) serait sacrifié (Isaïe 53:7).

       Il faut aussi tenir compte des cultes à mystères, ou à visée sotériologique, qui se répandaient au premier siècle (Mithra, Éleusis, Dionysos, la Grande Mère, Isis, Artémis, Cybèle, Attis, etc.), constituant une concurrence au christianisme. Theissen montre pareillement que la divinisation de Jésus, provoquée par la dissonance religieuse, s'est affermie par une surenchère sur la concurrence (cf. 1 Corinthiens 8:5-6)

       Mais le principal concurrent restait l'empereur, objet du culte impérial. Après Auguste, les Romains ont pris l'habitude de manière presque systématique de placer les empereurs (de leur vivant ou non) au rang des dieux (gr.ἀποθέωσις, lat. consecratio, apotheosis, relatio inter divos). Par exemple, Domitien (81-96) exigea d'être appelé Dominus et deus noster (notre Seigneur et Dieu) tandis que Dioclétien (284-305) institua l'adoratio, rite imposant aux dignitaires de s'agenouiller en sa présence.

       Empereur et divinités concurrentes étaient appelés en outre du titre de Seigneur (dominus ou kyrios). Le chapitre 7 montre également l'emploi de ce vocable a pris une valeur de plus en plus religieuse aux yeux des chrétiens, et a participé à la divinisation de Jésus.

       On le voit, de multiples événements ont provoqué, favorisé ou catalysé la divinisation de Jésus. Mais est-il exact d'affirmer que la divinisation de Jésus est un processus exclusivement historique, qui ne plonge pas ses racines dans la prédication de Jésus, et les textes mêmes du Nouveau Testament ? Pour répondre à cette question, des passages comme 1 Jean 5:20 / Jean 17:3, Tite 2:13 / 1 Timothée 2:5-6, Jean 1:1 et 20:28 / Jean 17:3 et 20:17 sont analysés, comparés et mis en lumière, de même que ceux qui traitent de la double nature de Jésus (Jean 1:18, Philippiens 2:6 - 1 Corinthiens 8:6, Romains 5:15).

       Un dernier facteur concerne l'usage des nomina sacra (noms sacrés). Par nomina sacra on entend des abréviations spéciales de mots considérés comme sacrés par les copistes : d'abord kyrios, theos, puis Iêsous, Christos, pater, uios, sôter et toute une palette de termes courants et connotés, tels David, mêter, stauros, Israel, etc. Ces abréviations étaient spéciales dans la mesure où elles n'avaient pas de rapport avec le gain de place, et qu'elles étaient surmontées d'une barre horizontale. Cela avait pour effet de les mettre en valeur, un peu comme notre CAPITALISATION attire l'attention sur des passages importants. Ces nomina sacra ont probablement été inventés par l'Ecole d'Alexandrie à une période très précoce (p.ê. 90-100 ou même avant). On peut conjecturer qu'au départ, les manuscrits du Nouveau Testament (tout comme ceux de la Septante), portaient le nom divin en hébreu. Quand ils furent portés à l'attention des copistes alexandrins, qui étaient de fins éditeurs et critiques textuels, ceux-ci inventèrent les nomina sacra pour remplacer le tétragramme. Car c'est une évidence qu'à Alexandrie, où avait officié Philon (c.20-50), tout ce qui était procédait du judaïsme n'était pas en odeur de sainteté (cf. Apion et le Contre Apion ! Ou encore le pogrom de 38), et était repensé dans la matrice hellénique. Les copistes procédèrent donc à une recension du texte du Nouveau Testament et produisirent un archétype purgé du Nom.

       En effet, quand on considère la copie des manuscrits, on s'aperçoit qu'avant 100-125 AD, la manuscrits de la LXX portent le tétragramme. C'est aussi à cette période que le Nouveau Testament est enfin achevé, ou complet. Or, entre 100-200 AD, il ne subsiste guère de témoins du NT. A partir de 200, en revanche, les témoins se multiplient, et ce que l'on constate c'est qu'ils accusent l'absence du nom divin dans la LXX... On peut donc conclure que c'est dans cette période, entre 100-200 AD que le retrait du tétragramme a eu lieu, et dans la LXX, et, vraisemblablement, dans le NT.

       

                            Cela dit, qu'indiquent les témoins du NT situés entre 100-200 AD ?

 

       Il y en a 20 seulement (et pas 5000) ! Sur ces 20, en raison de leur état fragmentaire ou du passage qu'ils contiennent, seuls 2 intéressent notre recherche du Nom à cette époque : le P45 et le P46 (le P52 étant détérioré à cet endroit, et ne permettant pas de se prononcer avec certitude). Ils révèlent les nomina sacra, et ont été produits sans doute par l'école d'Alexandrie (ils ont été retrouvés à Fayoum, ou sa proximité, en Egypte). De même, les dix-huit autres manuscrits de cette période proviennent d'Egypte et contenaient probablement les nomina sacra.

 

                      Il est facile de déduire que notre connaissance du NT pour la période de 100-200 AD ne s'appuie que sur le travail éditorial alexandrin.

 

       Selon nous, ce travail éditorial a été réalisé sous l'influence hellénistique : Dieu ne peut être nommé, Dieu n'a pas de nom ; ce qui est juif n'est pas universel. Le fait que les manuscrits les plus anciens viennent d'Egypte, et qu'à Alexandrie, grand centre culturel de l'époque, se trouvait une structure importante et organisée pour la copie des manuscrits (les écrits d'Homère y avaient fait l'objet d'une édition critique avec apparat), cette même Alexandrie où se mêlaient, s'interpénétraient et surtout s'affrontaient la culture juive et la culture grecque, tend à nous faire penser que le nom divin a été retiré des copies judéo-chrétiennes du NT à Alexandrie, dès 100-125. Déceler les nomina sacra dans les manuscrits les plus anciens, mais non les autographes ou leurs copies judéo-chrétiennes qui ont disparu très vite (supports périssables), prouve simplement que le NT a fait l'objet d'un processus éditorial précoce.

 

Les corruptions textuelles liées aux controverses christologiques et au retrait du Nom

       Dès que le Nom a été retiré, de très nombreuses confusions sont apparues dans le texte du NT, portant sur l'identité des deux Seigneurs : Dieu et Jésus. De plus, avec l'apparition de nombreuses sectes ou communautés dissidentes, des controverses sur la nature de Jésus sont nées et ont perduré jusqu'au IVe s. au moins. De ces controverses, les manuscrits gardent une trace évidente, puisque les copistes n'hésitaient pas parfois à conformer le texte du NT à leur théologie. Une cinquantaine de variantes impliquant la divinisation de Jésus sont précisément analysées, puis nous résumons les travaux de Bart Ehrman qui montrent de même combien les controverses christologiques pouvaient affecter le texte du NT.
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Principaux ouvrages cités

Bigg, The Christian Platonists of Alexandria (ou en ligne)

Theissen, La religion des premiers chrétiens

Boismard, A l'aube du christianisme

Comfort, The Quest for the Original New Testament Text

Comfort, Encountering manuscripts

Ehrman, The Orthodox Corruption of Scripture: The Effect of Early Christological Controversies on the Text of the New Testament

Guignebert, Le monde juif vers le temps de Jésus 

Guignebert, Jésus

Guignebert, Le Christ

Guignebert, L'évolution des dogmes

Hurtado, Lord Jesus Christ - Devotion to Jesus in Earliest Christianity - Le Seigneur Jésus Christ : la dévotion envers Jésus aux premiers temps du christianisme

Hurtado, The Earliest Christian Artifacts 

Christol et D. Nony, Rome et son Empire

Étienne, Le siècle d’Auguste

Daniel-Rops, Jésus en son temps

Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain

Stafford, Jehovah's Witnesses Defended

Burkert, Les Cultes à mystères dans l'Antiquité

Wallace, Greek Grammar Beyond the Basics

Roberts, Manuscripts, Society and Belief…

Roberts, Books in the Greco-Roman World and in the Testament

Metzger, Manuscripts of the Greek Bible 

Metzger, Textual Commentary of the Greek Testament

Trobisch, The First Edition of the New Testament

Mazzaferro, The Lord and Tetragrammaton (ou en ligne)

Vaganay-Amphoux, Initiation à la critique textuelle du Nouveau Testament

Dain, Les manuscrits

Haas, Alexandria in Late Antiquity

Biet, Essai historique et critique sur l'école juive d'Alexandrie

Gertoux, The Name of God

Bauer, Orthodoxy and Heresy in Earliest Christianity

Simon, Le judaïsme et le christianisme antique

Navas, Divine Truth or Human Tradition ?

Quéré, Evangiles apocryphes

Sources

Celse, Discours vrai contre les chrétiens

Suétone, Vie des douze Césars

Tertullien, Contre Praxéas, ou sur la Trinité

Philon, De Vita Mosis

Flavius Josèphe, Contre Apion

Articles

Alain Georges Martin, « La traduction de KYRIOS en syriaque », Filología Neotestamentaria 12 (1999) 25-54

Riemer Roukema, « Transcendance et proximité de Dieu dans le christianisme ancien », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 2002, vol. 82, no1, pp. 15-31

L.W. Hurtado, « The staurogram in early christian manuscripts : the earliest visual reference to the crucified Jesus ? » in : New Testament Manuscripts : Their Text and Their World, éd. Thomas J. Kraus et Tobias Nicklas, 2006 : 207-226

L.W. Hurtado, « The Earliest Evidence of an Emerging Christian Material and Visual Culture : The Codex, the Nomina Sacra and the Staurogram », in Text and Artifact in the Religions of Mediterranean Antiquity : Essays in Honour of Peter Richardson, ed. Stephen G. Wilson and Michel Desjardins, 2000: 271-288

L.W. Hurtado, « P52 (P. Rylands GK. 457) and the Nomina Sacra ; Method and Probability », Tyndale Bulletin 54.1, 2003, 1-14

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Solomon Landers, « An Early Coptic Translation and John 1:1c »

Joel Marcus, « Crucifixion as Parodic Exaltation », JBL 125/1, 2006, 73-87

La divinisation, enjeu central de l'expansion du christianisme (Rencontre avec l'historien Ernest-Marie Laperrousaz)

Pour aller plus loin...

Bousset, Kyrios Christos : A History of the Belief in Christ from the Beginnings of Christianity to Irenaeus

Maurice Casey, From Jewish Prophet to Gentile God : The Origin and Development of New Testament Christology

Endre von Invánka, Plato Christianus - La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église

Ehrlich, Plato’s Gift to Christianity - The Gentile preparation for and the making of the Christian Faith

• Robert P. Casey, « Clement of Alexandria and the beginnings of christian platonism » - Harvard Theological Review, Vol. 18, No. 1 (1925): 39-101.

• Charles Émile Freppel, Les pères de l'Eglise des trois premiers siècles (1894)

Les Martyrs : Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu'au XX° siècle en 15 volumes. Traduites et publiées par Dom H. LECLERCQ ( Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough) de 1903 à 1924. Tome 1 Les temps néroniens et le deuxième siècle & Tome 2 Le troisième siècle - Dioclétien

La transcendance et la proximité de Dieu dans le christianisme ancien par Riemer Roukema, Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 2002, vol. 82, no1, pp. 15-31

• Charles A. Gieschen, « The Divine Name in Ante-Nicene Christology », Vigiliae Christinae 57/2, 2003 : 115-168

Apotheosis ou Consecratio - Daremberg et Saglio (1877)

• Didier Fontaine, « Les dieux de la Bible »

• Didier Fontaine, « Que signifie ‘en forme de Dieu’ ? »

• Didier Fontaine, « Jean 20:28 : Thomas s'adresse-t-il à quelqu'un ? »

• Sur le P52 : transcription de Robert Waltz, ou de Gérard Gertoux. Nous pensons quant à nous (tout en soulignant que la certitude ne saurait être de mise) que ce P52 contenait un nomen sacrum pour Jésus : Didier Fontaine, Le P52 contenait-il un nomen sacrum pour "Jésus" ?

Nomina sacra, in: Greg Stafford, Jehovah's Witnesses Defended (Elihubooks, 2009, 3e édition)

• Critique textuelle à Alexandrie : http://www.skypoint.com/members/waltzmn/ShortDefs.html#critSyms

Hermann Martin Friedrich Büchsel : μονογενής (in : Theological Dictionary of the New Testament, vol. IV, éd. Gerhard Kittel, Grand Rapids: Eerdmans, 1967), pp. 737-41

 

Thématiques à approfondir...

L'émergence des nomina sacra

L'Ecole d'Alexandrie

La première édition du Nouveau Testament, la formation du canon, l'émergence de l'orthodoxie...

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