13/03/2016

Making Sense of the Divine Name in Exodus (Surls, 2015)

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Les récits d’Ex 3.13-15, 6.2-8, 33.12-23, 34.6-7 sont fascinants parce qu’ils font état de la révélation progressive du nom divin. C’est le sujet de la thèse de doctorat de A. Surls, « Making Sense of the Divine Name in Exodus – From Etymology to Literary Onomastics » (2015), une thèse très intéressante, bien menée et documentée (les numéros de pages qui suivent se fondent sur une version antérieure de 2014).

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Beaucoup voient dans le premier texte, Ex 3.13-15, une définition étymologique du tétragramme. C’est absurde. Comme le montre Surls, les récits bibliques qui rapportent l’octroi d’un nom, ou son explication (les « naming reports »), n’ont pas vocation à en donner l’étymologie ni le sens exact. Les 55 cas dans le Pentateuque indiquent deux motivations distinctes : 1) commémorer (ou anticiper) un fait ou un événement, ou bien 2) décrire un individu (cf. Surls 2015 : 61-63). On est loin de l’étymologie scientifique : on est plutôt dans l’étiologie (cf. p.42).

D’ailleurs Surls commence son étude en rappelant les travaux de James Barr (pp.3-7, mais cf. p.17), car en hébreu, langue traditionnellement explicitée par ses racines, le risque est important de faire un trop grand cas de l’étymologie (cf. p.4 n14). Surls considère ainsi les travaux des uns et des autres, et notamment de ceux qui voient dans le tétragramme יהוה une forme qal, ou, plus nombreux encore, ceux qui y croient y reconnaître un hiphil yiqtol (cf. pp.12-13).

Pour Surls, Ex 3.15 fait état d’une étymologie populaire (« folk etymology ») qui ne dit rien du caractère de Dieu, mais qui révèle ce qu’il se propose de faire dans le futur (anticipation d’un événement à venir, en droite ligne avec la nature même des « naming reports »). Surls propose donc de traduire le texte ainsi : « I will be whoever I will be » (p.21).

Sur l’onomastique, Surls fait un rappel qui me paraît essentiel (pp.23-24):

Most onomasticians assert that proper names have no sense.

La raison est donnée (p.24) :

The meaning is the referent.

On trouvera certainement des exceptions, réelles ou supposées : dans le cas du tétragramme cependant, cela expliquerait bien pourquoi le récit d’Ex 3.13-15 suppose que le nom n’était pas connu (ce qui est un argument fallacieux de l’hypothèse documentaire) : en fait c’est le sens du nom qui était inconnu. Car ignorer le sens d’un nom n’empêche pas de l’utiliser : ainsi, si j’ignore ce que signifie le prénom « Jean », je suis capable néanmoins de l’utiliser. Méconnaître sa signification étymologique ne pose aucun problème. Et d’ailleurs en connaître le sens étymologique serait parfaitement inutile : dans mon entourage, il me suffit de dire « Jean » pour désigner la personne qui porte ce nom. Au pire, je peux ajouter un nom de famille, ou un surnom… En fait, le « sens étymologique » est sans objet. C’est évident, mais il faut le dire : connaître le « sens étymologique » pourrait même obscurcir ce que je sais de Jean, en m’induisant en erreur.

Pour le nom divin, quelle utilité aurait le sens étymologique ? Faciliter la traduction ? Mais traduit-on les noms propres ? Sur ce point Surls rapporte les propos de Coates (p.26):

Coates suggest that proper names should not be translated because they have no inherent sense to translate.

La fonction d’un nom propre (excepté quand il est étymologiquement transparent) n’est pas de donner du sens – à moins d’une licence poétique – c’est plutôt de désigner un individu, le référent.

Pour éviter les nombreux écueils afférents à l’étude des noms propres, Surls adopte une méthode dite d’ « onomastique littéraire » (pp.29-33) qui s’intéresse non pas au vocable en tant que tel (qui est présumé n’avoir aucun sens), mais sur ce que les récits en disent (progressivement de surcroît) : autrement dit, c’est une démarche inductive de « portrait onomastique ». Méthode plus saine, pensons-nous, que ce qui se fait ordinairement en la matière…

a literary onomastic reading can discern the true meaning of the name יהוה, while etymological analyses obscure it. (p.34)

Le chapitre 2 analyse quelques cas de naming reports dans les civilisations antiques (Grèce, Egypte, Mésopotamie, Ougarit). Il en ressort une considération tout à fait pertinente (p.41) :

« Wordplay » can be a misleading term, since the ancients did not think they were playing when they made such connections.

Puis sont étudiés les cas bibliques, ceux du Pentateuque uniquement, où Surls fait une autre remarque importante (p.43):

Every naming report in the Pentateuch involves a phonological connection between the name and one or two verbs within the explanation; The word that creates assonance with the proper name should be called its « phonetic complement ».

Ce point est essentiel car il n’y a « jeu de mots » qu’à la faveur d’une assonance. Dans le cas du nom divin, la proximité du tétragramme יהוה avec le verbe היה, et הוה en araméen, permet bien ce type de connexion, puisqu’en hébreu, « il sera » se dit יִהְיֶה (ce qui est tout proche graphiquement de יהוה, surtout en écriture paléohébraïque) et en araméen, יִהְוֶה.

Surls cite quelques cas intéressants impliquant ces jeux de mots dans les naming reports (pp.43-60), avant de conclure (p.59) :

Contrary to popular opinion, instances of re-naming dit not always involve a new descriptive name. Furthermore, toponyms were often descriptive, but personal names were rarely so.

Ces préliminaires étant énoncées, le chapitre 3 s’attaque à la révélation du Nom d’après Ex 3.13-15. Surls tente d’analyser le passage dans son ensemble, sans s’écarter du thème sous-jacent de la vocation de Moïse (pp.65-73). On remarquera l’intéressante analyse de l’expression מַה-שְמוֹ – quel est ton nom ? – sur laquelle on a beaucoup glosé (מַה vs מִי) et qui désigne en fait quelqu’un qui « wants to know a proper name rather than a character description » (p.74).

Surls s’intéresse ensuite de plus près à la syntaxe de l’expression centrale : אֶֽהְיֶה אֲשֶׁר אֶֽהְיֶה, tournure dite idem per idem. Je retiendrai que l’emploi d’une telle tournure n’est pas utilisée pour donner des informations, bien au contraire (p.77) :

(…) authors employed idem per idem constructions « where either the means, or the desire to be more explicit does not exist ».

ou encore (p.78) :

idem per idem constructions communicates uncertainty and resignation.

Surls examine également l’aspect et le temps du verbe אֶֽהְיֶה, en lui privilégiant une forme au futur plutôt qu’au présent (pp.82-83). Mais il n’en voit pas pour autant une description du tétragramme : il y voit bien plutôt la description de l’action que Dieu se propose de faire pour son peuple. Ainsi l’allusion d’Osée 1.9 :  אַתֶּם לֹא עַמִּי וְאָנֹכִי לֹֽא אֶהְיֶה לָכֶֽם ne porte pas sur אֶֽהְיֶה (Ex 3.15), mais sur le sens de la révélation du Nom, autrement dit כִּֽי אֶֽהְיֶה עִמָּךְ, Ex 3.12 (cf. p.86 n57).

Surls rappelle d’ailleurs (p.86):

Proper names in the Hebrew Bible rarely correspond to precise nominal and verbal forms.

Ceux qui se donnent la peine d’étudier les noms propres en hébreu biblique apprécieront certainement la valeur d’une telle assertion : bien qu’on associe souvent les noms propres à des racines verbales (mais sur les racines, cf. G. Bohas et J. Sibony), il est vain d’y chercher des formes verbales régulières. A cet égard, le tétragramme pourrait bien être une forme quadrilitère plutôt que trilitère. Et alors on serait bien en peine d’en expliquer le sens « étymologique » (cf.p.103).

Rubrique quasi incontournable du genre, Surls s’attaque ensuite en excursus (pp.93-118) à une tentative de reconstruction de la forme originale du nom divin (c’est-à-dire comment il se prononçait). L’excursus est bien documenté, et sont examinées les formes Yaho(h), Jehovah, Yahwa, Yahwoh et Yahweh. C’est d’ailleurs cette dernière forme, hiphil yiqtol (3MS), qui établit le jeu de mots le plus évident (p.96). Mais de sérieuses objections sont ensuite opposées à cette forme (pp.96-102). On notera avec intérêt ce rappel (réflexion que je me suis souvent faite à la revue des étymologies douteuses) (p.98) :

The name יהוה may not have yielded easily to any Hebrew phonetic paradigm because it may not have originally derived from this language.

Un autre problème est le suivant (p.101) :

Most scholars accept the forme ‘Yahweh’ because they understand Exod 3:13-15 to make a morphological wordplay between אֶֽהְיֶה and יהוה (…), but there is no biblical warrant to claim that יהוה is a parse-able third person form of היה.  I have shown that the chief aspect of Hebrew onomastic wordplay if phonology, not morphology. Furthermore, proper names in the Pentateuch’s naming reports rarely, if ever, corresponded to a verbal form.

Sur le témoignage soi-disant le plus antique, celui de Clément d’Alexandrie, la réserve est encore de mise : après en avoir examiné les insuffisances (pp.102-105), Surls conclut (p.105 ; je souligne) :

In summary, the earliest attestation of the form ‘Yahweh’ has been placed there by scholars against direct textual evidence.

Les autres cas (Origène, Epiphane, Théodoret) n’apportent guère d’éléments probants que la pratique samaritaine (p. 107):

There is no conclusive (early) Patristic evidence that the name ̓Ιαβέ (or ̓Ιαβαὶ, or ̓Ιαουε if original) was ever spoken by the Jews. If Origen is correct about the Samaritan provenance of this pronunciation [car les autres auteurs semblent bien dépendre tous de lui], then this group may have innovated it, or perhaps ̓Ιαβέ  and its related forms represents a by-form of the original.

Surls aborde ensuite les formes concurrentes, notamment « Yahu » (pp.107-118), en remarquant que les « Israelite theophoric names may witness indirectly to an early form of the divine name » (p.108). Toute cette section reprend les éléments indiqués par Shaw, en les synthétisant.

En guise de conclusion à son excursus, Surls fait le point (p.119) :

Though the form ‘Yahweh’ has taken hold as the consensus view in scholarly circles, it is based on very little hard evidence. (…) However, the etymological-grammatical connection does not adhere to the naming report form and misunderstands the nature of proper names used in it. (…) Though always a minority view, the claim that ‘Yahu’ was the original form has much to commend it. (…) Nevertheless, it is unlikely that this form is original (…). The following are possible : ‘Yahwahu’, ‘Yahawhu’, ‘Yahuwah, » or ‘Yehwahu’.

Des tables pp.121-126 résument les informations essentielles sur cette question.

On l’aura remarqué à la lecture de ce résumé succinct des trois premiers chapitres, le propos est bien documenté, et pas toujours attendu. C’est que son auteur prend des précautions méthodologiques dès le départ, en prenant, si l’on peut dire, un peu d’altitude : en effet, son approche permet de lever le nez du texte pour appréhender ce qu’il appelle le « macrocontexte » (p.65). Ce faisant il s’évite bien des bévues, et spécialement celle de lire en Exode 3.15 une quelconque explication étymologique du nom divin. Ainsi, Surls renouvelle partiellement, çà et là, les thèmes qu’il aborde, et c’est tout à son honneur. On ne peut que féliciter une telle étude, sur un sujet aussi complexe et délicat.