01/08/2014

Heureux les pauvres (Luc 6.20)

Καὶ αὐτὸς ἐπάρας τοὺς ὀφθαλμοὺς αὐτοῦ εἰς τοὺς μαθητὰς αὐτοῦ ἔλεγεν Μακάριοι οἱ πτωχοί ὅτι ὑμετέρα ἐστὶν ἡ βασιλεία τοῦ θεοῦ. Et lui, levant les yeux sur ses disciples, disait –  » Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous. (BJ)
Cette bénédiction faite lors du sermon sur la montagne est bien connue, mais plus souvent sous la forme matthéenne :
Μακάριοι οἱ πτωχοὶ τῷ πνεύματι ὅτι αὐτῶν ἐστιν ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν. Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux. (Matthieu 5.3, BJ)
On remarque que Luc parle de « pauvres » (πτωχοὶ) tandis que Matthieu précise « pauvres quant à l’esprit » (πτωχοὶ τῷ πνεύματι). Il n’est pas lieu ici de commenter cette différence dans le détail (voir par exemple Kuen, Encyclopédie des difficultés bibliques – Évangiles et Actes, Emmaüs, 2002 : 57-59). Relevons simplement que Luc insiste particulièrement sur les méfaits de la richesse (Luk 1.53, 6.24, 12.16-21, 16.19-31, 18.18-26, 21.3, Act 4.32-37) sans toutefois la noircir systématiquement (Luk 8.3, 19.8-9, 23.50-56). Compte tenu du contexte (spécialement Luk 6.21, 24-25, 29-30), il est difficile de ne pas y voir une allusion à la pauvreté matérielle (quel que soit le lien de cette pauvreté avec l’élévation de l’esprit qu’elle permet).
Le logion 54 de l’évangile de Thomas est conforme à l’expression courte de Luc, qui est citée par des auteurs comme Polycarpe (Épître aux Philippiens 2.3) ou Tertullien (ex. Contre Marcion 2.14). Jérôme d’ailleurs commente Luk 6.20 en l’entendant de la pauvreté matérielle (Lettre 14, A Héliodore, 10).
Qu’a donc dit Jésus ? Sans doute, la forme courte, que Matthieu a explicitée. Ainsi s’exprime J. Hunter (cité dans Kuen, op. cit., p.57)  :
Nous croyons que Luc nous donne les béatitudes telles que Jésus les prononça, tandis que Matthieu nous les rapporte en les expliquant.
C’est assez vraisemblable. Plusieurs textes de l’Ancien Testament pouvaient venir à l’esprit pour comprendre le terme « pauvre » : Psa 16.6, 25.16, 86.1, 109.22, Pro 3.34 (LXX, cité en Jam 4.6 et 1Pe 5.5), Isa 61.1-2, 66.2, 57.15. On a d’ailleurs remarqué que dans les Psaumes, πτωχὸς καὶ πένης est une expression consacrée dénotant l’attitude d‘une personne en prière. On retrouve d’ailleurs à Qumrân cette propension à élever les « humbles d’esprit » (Règlement de la Guerre/1QM 14.7 : (…) et par les humbles d’esprit [   ] [sera] puni le cœur endurci », Pléiade, p.217 ; 1QpHab 12.3, 1Q33 11.9, 13.14, 1QHa 3.3, etc. ; voir aussi 1QSb 5.21, 4Q525 fr. 2+3 2.1-9 et Sir 25.7-12).
Ce que je souhaite surtout souligner ici touche à la critique textuelle : en effet, en Luc 6.20, comme on peut s’y attendre, on trouve des variantes. Plusieurs copistes [Alex: ‭א2 33 copbo(pt) Alex/Byz: 579 César.: f1 f13 2542 Occ.: ita itc itf itr1 vgmss Byz: Q Θ al] conforment le passage de Luc à celui de Matthieu, pour lire πτωχοὶ τῷ πνεύματι (cf. Comfort, NTTTC : 184). Nous avons donc là un cas particulièrement représentatif d’harmonisation parallèle (sur cette tendance scribale, cf. Amphoux 2014 : 221-222). En Luc, je dirais que la leçon Μακάριοι οἱ πτωχοὶ  a plusieurs avantages : elle est la plus courte (lectio brevior potior), elle est la plus difficile (lectio difficilior), et elle explique le lieu parallèle (variante-source).