FONTAINE Didier

Lettres Classiques 2

Mardi 4 janvier 2000

 

  

 

 

LA RELECTURE DE RACINE PAR LA NOUVELLE CRITIQUE

L. Goldmann, Ch. Mauron, R. Barthes

 

 

 

 

EXPOSE DANS LE CADRE D'UN COURS DE POETIQUE DE D.E.U.G L.C. II

Aujourd'hui, que sait-on de Racine? Que croit-on savoir, ou avoir acquis, de son Œuvre et de lui? Tout au plus, si l'on a bien suivi ses cours d'histoire littéraire, qu'il est né en 1639 à la Ferté-et-Milon, qu'il reçut une éducation janséniste, et qu'il devint courtisan de Louis XIV, puis à partir de 1677 son historiographe, pour mourir finalement en 1699. Ceci dit, le personnage nous reste cependant vague, et nous pouvons être tenté, et cela a été le cas, d'établir des parallèles entre les données biographiques et historiques, et ce qui nous reste effectivement, les textes de ce prestigieux écrivain français du XVIIème siècle. Mais pour nous aventurer sur un tel chemin, quelques précautions sont indispensables au regard d'un écrivain étudié depuis trois siècles maintenant. Généralement, que dit-on de lui? Qu'apprend-on sur les bancs des lycées ou dans les amphithéâtres de l'université? Racine. Cela nous fait immédiatement penser au théâtre des passions contrariées, à la violence, à la cruauté, à la méchanceté. On pense aussi à la doctrine classique, qui est celle de la Poétique d'Aristote, vulgarisé en ce siècle de Racine par quelques-uns uns parmi lesquels Boileau. Or, Racine peut être considéré comme le modèle de la tragédie classique. Il fut même préféré à un Corneille vieillissant, qui, par ses tragédies, nous montre pourtant un génie virtuose. Dès lors, toutes ces données sont-elles avérées? Elles sont bien entendu issues de l'ancienne critique, ou de la critique traditionnelle. Ce qui signifie aussitôt que celle-ci a été confrontée à de nouveaux courants de pensées, qu'on a essayé de la supplanter par d'autres visions, ou d'autres lectures de Racine. Parmi ses relectures, Lucien Goldmann, Charles Mauron et Roland Barthes tiennent une position privilégiée, respectivement et chronologiquement tenants d'une approche sociologique, psychanalytique et structuraliste. Ces différentes relectures donnent une bonne opinion des objectifs et des percées accomplies par la Nouvelle Critique à partir des années 60, mais posent un certain nombre de problèmes qu'il ne faudrait surtout pas éluder en nous obstinant à faire le détail de ce qui a été trouvé et par qui. Notre exposé ne constituera donc pas un résumé chronologique et eidétique de la Nouvelle Critique et Racine - ce qui serait fort inutile, attendu qu'un simple saut à la Bibliothèque Universitaire suffirait pour combler nos lacunes sur ce sujet - mais une analyse raisonnée des apports, des difficultés qu'elle introduit, et surtout de l'interrogation nouvelle portant sur la et les significations d'un texte. "Le texte est un code limitatif et prescriptif" rugissait-on auparavant: est-ce que cette pensée est encore acceptable au vu de la Nouvelle Critique, et bien sûr dans le cas de Racine? Dans un ordre d'idée sensiblement différent, peut-on faire la critique d'un texte en ne se positionnant pas dans le même registre que lui? Autrement dit, la Nouvelle Critique peut-elle se superposer à la littérarité de Racine ?

Pour appréhender ces interrogations modernes, nous avons choisi le plan suivant:

PLAN

I - Le fait littéraire et la Nouvelle Critique

  1. Une impasse tautologique de l'ancienne critique?

    1. Racine et la critique traditionnelle
    2. Les instruments de l'ancienne critique
    3. Les défaillances de l'ancienne critique

  1. La naissance de la Nouvelle Critique

    1. Refus de l'analyse biographique et historique
    2. Refus de l'existence d'une vérité objective
    3. Les instruments de la Nouvelle Critique

  1. Racine et les problèmes d'une relecture

    1. Cette Critique a-t-elle un objet, y a-t-il un Racine-en-soi?
    2. La littérarité de Racine se prête-t-elle à la critique moderne?
    3. S'il n'y a pas d'objectivité, y a-t-il de l'intérêt?

II - Perspectives données à l'œuvre de Racine et son intelligence

  1. Critique sociologique (Lucien Goldmann)

    1. Une vision du monde dans sa totalité
    2. La vision tragique du monde par les jansénistes
    3. La Querelle de 1666

  1. Critique psychanalytique ou psychanalytique (Charles Mauron)

    1. Aperçu de la psychanalyse
    2. Application de la psychanalyse à Racine
    3. Complexe d'Œdipe et phantasmes

  1. Critique structuraliste (Roland Barthes)

    1. Pour une définition du structuralisme
    2. Les fonctions et les structures chez Racine
    3. L'œuvre, un point de départ?

 

  1. Le fait littéraire et la Nouvelle Critique

  1. Une impasse tautologique de l'ancienne critique?

  1. Racine et la critique traditionnelle
  2. Si nous voulons confronter la Nouvelle Critique à Racine et à son œuvre, il convient de bien nous entendre sur les apports de chacune des critiques. Comme nous l'avons déjà évoqué, Racine évoque un certain nombre d'idées, et celles-ci relèvent généralement de la conception traditionnelle de la critique. A cela deux raisons: la nouvelle critique est, à notre échelle, peu vulgarisée, et elle n'est accessible que si nous possédons déjà certains outils précis et parfois complexes. Ainsi, sans risque de nous tromper, nous pouvons faire état à peu près de ce que nous savons, sans avoir en rien subi l'influence et les apports des nouvelles idées. Tout d'abord, Racine évoque la doctrine classique. Héritée directement de la Poétique d'Aristote, elle est une caractéristique essentielle de Racine. D'ailleurs, un passage de cette Poétique suffira à nous faire comprendre combien Racine, en écrivant des tragédies sous certaines formes, est redevable de l'Antiquité:

    "[…] la tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions. J’appelle "langage relevé d’assaisonnements" celui qui a rythme, mélodie et chant; et j’entends par "assaisonnements d’une espèce particulière" que certaines parties sont exécutées simplement à l’aide du mètre, tandis que d’autres, par contre, le sont à l’aide du chant." - Poétique, éd. Gallimard.

    Ici, on reconnaît bien le concept de mimésis ou de vraisemblance dont la tragédie classique doit relever. On trouve aussi cette célèbre catharsis, ou purgation des passions, ce pour quoi Racine, de son propre aveu, écrivait des tragédies: se défendant de ses détracteurs, il déclare dans sa Préface à Bérénice: " Qu'ils se reposent sur nous de la fatigue d'éclaircir les difficultés de la Poétique d'Aristote ; qu'ils se réservent le plaisir de pleurer et d'être attendris ." Autrement dit, Racine se conformait à la Poétique, et voulait toucher, attendrir, et surtout de plaire. Mais il pensait, tout comme Boileau, que seules certaines règles précises pouvaient contenter le public, en autres cette pensée de l'Art poétique:

    "Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli

    Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.

    Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable :

    Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable."

    Imitation des Anciens, vraisemblance, purgation des passions, règles des unités, telles étaient les parties intégrantes de la conception racinienne de la tragédie, et ceci nous le constatons, et lui-même nous le dit. Que l'on consulte d'ailleurs n'importe quelle encyclopédie sur le classicisme du XVIIème siècle, et l'on trouvera deux personnages emblématiques: Boileau le théorisateur, et Racine le modèle.

  3. Les instruments de l'ancienne critique
  4. Comme cela s'entend, l'ancienne critique dispose d'instruments et d'outils pour éclairer notre intelligence des œuvres léguées par les modèles. Ces instruments sont d'abord le respect ou non de la doctrine classique. On examine la forme, la maîtrise de l'alexandrin, de la rhétorique. On s'interroge sur la vraisemblance, la manière dont l'action est menée - tout cela d'un point de vue superficiel. Ensuite il peut arriver que l'on passe en revue certains thèmes, ou certaines idées fortes. Comme dirait ironiquement Doubrovsky: "On fait le catalogue des "idées" chez Shakespeare ou Corneille, le relevé des "passions" chez Racine ou Marivaux. On traduit, dans la platitude du langage ordinaire ou dans l'insignifiance d'un langage historique superficiel, "ce que disent les œuvres" ". En quelque sorte, la Nouvelle Critique accuse la critique traditionnelle de vouloir condenser les idées d'un auteur dans des formules, et ainsi détruire tout le charme, comme celle-ci, qui est célèbre: Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime Hector, qui est mort. Qui n'a jamais entendu cette formule? Certes, elle expose une situation. Mais elle est phénoménologique: elle n'explique rien!

  5. Les défaillances de l'ancienne critique

Or, si elle n'explique rien, à quoi sert-elle? A avoir une vague connaissance, faite de schémas stériles, qui n'entrent pas dans le génie de la conception artistique? De plus, l'ancienne critique, et c'est là son principal heurt avec les tenants d'idées plus modernes, considèrent que la littérature peut être objet de savoir. Nous n'entrerons pas dans les détails, mais en gros en considérant l'éclairage des données biographiques et historiques (Sainte-Beuve), du milieu, de la race et du moment (Hippolyte Taine ), et l'impression et le goût que l'on a de l'œuvre (Gustave Lanson), la critique traditionnelle croit qu'il peut y avoir des acquis, une certaine forme de connaissance et d'objet. Ce qui amuserait certainement Roland Barthes, qui explique, après avoir évoqué la critique sociologique, psychologique et biographique:

"par un paradoxe remarquable, l'auteur français qui est sans doute le plus lié à l'idée d'une transparence classique, est le seul qui ait réussi à faire converger sur lui tous les langages nouveaux du siècle.".

Les défaillances sont donc de différentes natures: d'abord, en s'appuyant sur la biographie, la critique traditionnelle prend le risque de croire que le moi profond, est à peu près le même que le moi social. Ensuite, en se fondant plus ou moins sur l'histoire, on s'expose aux inexactitudes, ou aux interpolations. C'est ainsi que le fait que Racine ait reçut une éducation janséniste a fait couler beaucoup d'encre, de même que sa fréquentation de Louis XIV en tant que courtisan. Or, en eux même, ces éléments exposent, mais n'expliquent pas. C'est pourquoi on a pu dire que l'ancienne critique en était parvenu à une sorte d'impasse tautologique, en ce que, dans son analyse, elle se contentait de répéter les idées, sans les expliciter, en ce qu'elle condensait en simplifiant ce qu'un auteur avait dit, sans chercher à savoir ce que l'auteur, en disant, avait voulu dire.

  1. La Naissance de la Nouvelle Critique

  1. Refus de l'analyse biographique et historique
  2. En marge de cette tradition se constitue une "nouvelle" critique littéraire, qui se heurtera à l’université dans les années soixante; l’un de ces affrontements les plus connus reste la polémique entre un professeur de la Sorbonne, R. Picard, auteur d’une somme sur la carrière de Jean Racine, et Roland Barthes, auteur d’un Sur Racine "structuraliste". Raymond Picard, comme on s'y attend, croit qu'il y a une connaissance possible sur le sujet de Racine, et qu'il faut tendre vers elle, alors que pour Barthes: " "Objectivité", "Goût", "Clarté", "ces règles", ne sont plus de notre temps: les deux dernières viennent du siècle classique, la première du siècle positiviste."

  3. Refus de l'existence d'une vérité objective
  4. La Nouvelle Critique refuse donc toute forme d'objectivité. C'est ce qu'explique ingénieusement Doubrovsky dans son ouvrage Pourquoi la Nouvelle Critique: "Un fantôme hante la critique traditionnelle, qu'il faudrait, une fois pour toutes exorciser. Il y aurait, quelque part, là-bas, au XVIIème siècle, un "vrai sens" du théâtre de Racine ou de Corneille, déposé dans les entrailles du temps, modèle initial qu'il faudrait seulement, tel le souvenir bergsonien, faire remonter à la surface. Il n'existe, pourtant, pas plus de Racine-en-soi que de chose-en-soi." Si donc une majeure partie de la Nouvelle Critique considère qu'il n'y a pas de vérité ni de connaissance objective, quels sont ses objectifs et son intérêt, et avant tout, bien sûr, ses instruments?

  5. Instruments de la Nouvelle Critique

En fait, la Nouvelle Critique tente d'appliquer les langages et les pensées modernes à des œuvres, des œuvres que nous rappelons classiques. En témoigne cette pensée de Roland Barthes dans son polémique ouvrage Sur Racine: "Parler de Racine, ce n'est nullement proposer une vérité définitive de Racine, c'est participer à notre propre histoire en essayant sur Racine notre langage: celui qui est utilisé doit à la psychanalyse et au structuralisme." Ailleurs, et nous y reviendrons, il affirme: "la sanction du critique, ce n'est pas le sens de l'œuvre, c'est le sens de ce qu'il dit." Ceci est lourd de sens, ceci signifie que l'on refuse à une œuvre un autre sens que le sens que lui donne son lecteur, sens qui est donné par un langage précis à un moment donné. D'où une approche des textes en perspectives: l'œuvre devient un patrimoine éternel dans lequel, au fil des générations, on peut puiser des éléments toujours nouveaux pour la simple et bonne raison qu'elle n'a pas un sens fixe.

  1. Racine et les problèmes d'une relecture

  1. Cette Critique a-t-elle objet, y a-t-il un Racine-en-soi?
  2. En principe, toute activité qui se prétend être une science exacte a un objet. Or, à vrai dire, la Nouvelle Critique ne se prétend pas être une science exacte, mais c'est elle-même qui accuse l'ancienne critique de ne pas expliciter exactement les phénomènes et qui se moque des formules de synthèse, comme celle d'Andromaque, affirmant qu'il "s'agit d'en rechercher la raison, et, pour cela, de comparer la structure des rapports humains, dans cette tragédie, avec celles des autres pièces." N'est-ce pas là un objet? Dans le même ordre d'idée, appliquer un langage possible de notre temps à une tragédie classique de Racine, non pour mieux la comprendre, mais pour mieux comprendre notre langage, n'est-ce pas fixer à la critique nouvelle un objet spécifique, mais non littéraire? On a rapproché les visions et les idées de Pascal à celles de Racine, or Pascal nous montre un processus particulier dans ses Pensées: " Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu'on entend, qui y était sans qu'on le sût ; et on se sent porté à aimer celui qui nous le fait sentir. Car il ne nous fait pas montre de son bien, mais du nôtre ; et qu'ainsi ce bienfait nous le rend aimable ; outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l'aimer." Quelle est cette vérité, à l'intérieur de nous, qui est mise à contribution lorsque des passions sont peintes? N'y a-t-il pas une fibre qui vibre, et ne doit-on pas se dire que c'est le talent de Racine qui la fait vibrer, et chercher des causes superficielles et profondes? Autrement dit des vérités qui sont présentes dans l'œuvre, parmi lesquelles le talent, et qui sont bel et bien un objet, n'en déplaise à la Nouvelle Critique.

  3. La littérarité de Racine se prête-t-elle à la critique moderne?
  4. Il faut tout d'abord s'entendre sur l'œuvre de Racine. Elle relève bien sûr de la littérature, ou si cela n'est pas bien sûr, nous l'affirmons. La littérarité, c'est l' "ensemble des caractères formels, stylistiques, thématiques, etc., qui font qu'un texte appartient à la littérature; caractère spécifique du texte littéraire." Dans les textes que nous a laissés Racine, cet ensemble de caractères formels existe: concevant des tragédies, Racine en a respecté la forme, a souvent imité les Anciens (sauf dans Bajazet, et, dans une certaine mesure, Athalie et Esther), s'est évertué à peindre des héros déchirés par leurs passions, et voués, par le Destin implacable, par un ou des dieux cachés, à l'échec. Si l'on veut se positionner sur le même plan que Racine et la propre intelligence qu'il devait avoir, en gros, de ses écrits, et non en porte-à-faux, nous devons considérer qu'il y a un objet, qui est celui de plaire ("C'est la principale règle", dit-elle dans la Préface de Bérénice). Pour ce faire, il doit faire preuve de talent, et créer une œuvre belle. Or, La Nouvelle Critique ne s'intéresse pas à la beauté. Il y a donc, dès maintenant, comme quelques points qui sont en porte-à-faux, et qui ne vont pas sans nous rappeler la polémique entre Picard et Barthes, qui ne se plaçaient pas sur le même plan, l'un croyant à une vérité dans sa Nouvelle critique ou nouvelle imposture, et l'autre non dans sa Critique et Vérité.

  5. S'il n'y a pas d'objectivité, y a-t-il de l'intérêt?

Comme nous le voyons, en voulant, dans l'exemple de Barthes en particulier - car il est, plus que les autres, conscient de ce qu'il fait - appliquer un langage possible de notre époque à une œuvre, ne tombe-t-on pas dans ce maudit piège qui est celui que l'on voulait éviter, celui de l'impressionnisme? En effet, rien n'est plus détesté aujourd'hui par la critique que les jugements de goût et d'impression d'une œuvre, pris sur le plaisir engendré par celle-ci. Mais n'est-ce pas là la vraie valeur d'une œuvre, sa vérité, qu'on lui refuse obstinément. Dans ses Satires, Boileau a dit sur un sujet similaire:


"L'Académie en corps a beau le censurer,
Le public révolté s'obstine à l'admirer."

Autrement dit, en rien le jugement du critique ne peut altérer cette vérité première, découverte à la première lecture, ou la première audition, dans notre cas d'une pièce de Racine. Et c'est ce sentiment premier qu'il faudrait tenter d'éclaircir, par des méthodes simples et claires, et non en se plaçant dans des perspectives inconnues de Racine et de son temps, et qui ne lui sont en conséquence aucunement superposable. D'où une question fondamentale: ne nous leurrant pas, après quelques considérations préliminaires sur la Nouvelle Critique, sur les registres différents qui sont adoptés, y a-t-il de l'intérêt à risquer un écart, si minime soit-il, hors de notre propos essentiellement critique et littéraire? C'est que, malgré tout, et c'est une remarque pertinente d'Alfred Bonzon, dans l'amas des méthodes vicieuses émergent une multitude des considérations enrichissantes sur notre intelligence, même classique, de Racine.

  1. Perspectives données à l'œuvre de Racine et son intelligence

  1. Critique sociologique (L. Goldmann)

  1. Une vision du monde dans sa totalité
  2. Une première idée développée par Lucien Goldmann dans son approche sociologique de la critique est celle qui fait intervenir la totalité, c'est-à-dire qui ne se limite pas à des écrits et à une biographie de Racine, mais tente d'appréhender une réalité plus grande et plus complexe. "La pensée n'est qu'un aspect partiel d'une réalité moins abstraite: l'homme vivant et entier; et celui-ci n'est qu'un élément de l'ensemble qu'est le groupe social. Une idée, une œuvre ne reçoit sa véritable signification que lorsqu'elle est intégrée à l'ensemble d'une vie et d'un comportement. De plus, il arrive souvent que le comportement qui permet de comprendre l'œuvre n'est pas celui de l'auteur, mais celui d'un groupe social (auquel il peut ne pas appartenir) et notamment, lorsqu'il s'agit d'ouvrages importants, celui d'une classe sociale." Goldmann n'était pas le premier à entendre appréhender une œuvre par une telle vision, car cette critique sociologique, ou marxiste, illustrée par Lukács [ de la Théorie du roman (1920) à la Signification présente du réalisme critique (1958)], a inspiré d'autres travaux : comme celui de Bénichou dans ses Morales du Grand Siècle, 1948, ou de Barbéris dans son ouvrage Balzac, une mythologie réaliste, 1973. La notion de l’œuvre comme "reflet" posant problème, Goldmann essaie de dégager d’abord des textes de Racine et de Pascal l’expression d’un tragique particulier avant de les lire comme la mise en forme du malaise social qu’il croit sentir dans la noblesse de robe au XVIIème siècle.

  3. La vision tragique du monde par les jansénistes
  4. Le problème était le suivant: comprendre la vision particulière du tragique chez Racine, que Goldmann rapproche d'un Dieu caché, omniprésent mais qui se tait, et dont la présence se fait ressentir et parfois lèse les personnages. Et les éléments étaient les suivants: Racine fut éduqué par les Jansénistes, or le milieu duquel proviennent les Jansénistes fut principalement les avocats ou les bénéficiaires d'une charge public - en gros, la noblesse de robe - qui s'est retrouvée en conflit avec la bureaucratie des Commissaires créée à son détriment par la Monarchie absolue quand celle-ci s'est établie au début du XVIIème siècle. D'où une situation inconfortable: un conflit avec l'autorité établie, dont les Jansénistes dépendaient du fait de leurs charges, et d'où Lucien Goldmann extrait une conséquence, qui n'est autre que l'idéologie janséniste enseignant "la vanité essentielle du monde et la recherche du salut dans la retraite et la solitude." En effet, quelle est la vision qui se dégage des tragédies de Racine? Impossible d'entrer dans le détail (intéressant d'ailleurs) ici, mais on constate que le monde pour le héros tragique signifie la mort, car il est le théâtre de sentiments violents tels que la passion. Cette vision tragique considère l'homme pris entre le Monde et Dieu comme entre deux réalités inconciliables. Aucun compromis n'est possible, d'où la mort du héros, vision qui est proche de celle d'un autre Janséniste connu, Pascal, mais pas exactement superposable. Pour Pascal, "le Chrétien qui ne doit vivre que pour Dieu est contrait de vivre dans le Monde, lequel constitue entre Dieu et lui un insurmontable obstacle." Mais pour Pascal, il y a une solution: "Dieu n'étant qu'un objet de foi, la réalité certaine reste bien le Monde, et c'est à travers le Monde, quel qu'il soit, que Dieu se manifeste". Il y a donc possibilité de vivre dans le monde. En sorte qu'il faut apporter une nuance pour le rapprochement sociologique entre Pascal et Racine, mais cela nous a montré qu'effectivement Racine avait une vision tragique d'un déchirement intérieur du Chrétien, condamné à vivre sans savoir s'il avait la Grâce dans un Monde forcément loin de Dieu et prisonnier d'un destin qui le dépasse.

  5. La Querelle de 1666

Ce déchirement ne va pas sans nous rappeler certains événements survenus en 1666. A cette date en effet, Pierre Nicole, qui avait été un des maîtres de Racine à Port-Royal, condamna avec vigueur le théâtre et les auteurs dramatiques dans un pamphlet intitulé les Hérésies imaginaires. Racine s’estima attaqué par cette diatribe, entra violemment en polémique avec ses anciens maîtres et les renia. Renia-t-il le jansénisme? Dans ses affirmations, certes, mais pas dans sa conception - déjà trop ancienne - du monde. Par ailleurs, il renouera plus tard avec ses anciens maîtres, et sera enterré auprès de ceux-ci. Que faut-il en déduire? Un autre malaise, prétend la critique sociologique: un conflit intérieur de Racine, parfaitement social, le tiraillant d'un côté vers sa vie courtisane, mondaine, théâtrale - mais voie de perdition selon les Jansénistes - et de l'autre côté vers son état de créature perplexe, s'interrogeant sur sa Grâce: un conflit étrangement familier à ses héros, qui font face à des dilemmes d'une importance vitale.

  1. Critique psychanalytique ou psychocritique (Charles Mauron)

  1. Aperçu de la psychanalyse

On définit la psychanalyse comme suit: "Investigation psychologique ayant pour but de ramener à la conscience des sentiments obscurs ou refoulés." La psychanalyse, tout en se situant dans le prolongement de la découverte progressive des phénomènes inconscients au fil du XIXème siècle, marque une rupture tant elle renouvelle la conception du sujet humain. Pour Freud, la personnalité se forme à partir du refoulement dans l'inconscient de situations vécues dans l'enfance comme sources d'angoisse et de culpabilité (importance du complexe d'Œdipe, notamment). La sexualité, de manière générale, joue un rôle majeur. La réapparition des éléments refoulés et, par-delà, toute la pathologie psychique relèvent du jeu complexe des instances qui composent l'appareil psychique, dont Freud a proposé deux modèles, ou topiques, successifs (d'abord inconscient, conscient, préconscient puis ça, surmoi, moi).

  1. Application de la psychanalyse à Racine (complexe d'Œdipe, phantasmes)

Selon Mauron, dans toute œuvre se révèle la "pysché" de l'auteur, et ceci via une structure inconsciente, ou largement inconsciente, relevant de ce fait de la psychanalyse.

  1. Complexe d'Œdipe et phantasmes

En poussant son analyse, Charles Mauron met à jour une série de schémas présentant un aspect important:

Andromaque Junie Atalide

Pyrrhus Néron Bajazet è moi de Racine

Hermione Agrippine Roxane

Souvent on remarque en effet qu'un personnage central (Pyrrhus, Néron, Bajazet) fuit une femme (Hermione, Agrippine, Roxane) pour une autre (Andromaque, Junie, Atalide). Mauron, de là, voudrait croire que la personnalité de Racine verrait dans la situation de Pyrrhus (par exemple) sa propre situation intrapsychique. Il va plus loin en affirmant que cette analogie prouve une source intérieure commune, qui n'est ni plus ni moins qu'un phantasme: "le désir amoureux sera châtié". Il y plus poussé encore, car Mauron voit dans l'œuvre de Racine de nombreux éléments relevant du complexe d'Œdipe. Pro memoria, il s'agit, pour le garçon de 3 à 6 ans du désir amoureux pour sa mère quand il sort de sa période narcissique qu'il cherche un objet à aimer. Il entraîne un sentiment de jalousie envers le père, avec de la violence. Chez Racine, ce concept incestueux serait atténué de différentes manières, par exemple la lutte fratricide qui est le sujet de la Thébaïde, ou l'agressivité d'Hippolyte contre Thésée, traduit par un amour contraire à la volonté du père dans Phèdre, ou encore le fait que ce ne soit pas le fils qui aime la mère, mais la mère qui aime le fils, ou plus précisément le beau-fils. Tout ceci allant loin, nous nous contentons d'une approche.

  1. Critique structuraliste (Roland Barthes)

  1. Pour une définition du structuralisme

De la psychocritique au structuralisme, le passage est le suivant: le "schéma inconscient" est pris comme structure. Mais qu'est-ce que le structuralisme? Alfred Bonzon, ici, fournit une bonne approche: "Le structuralisme commence quand on admet que les ensembles différents, c'est-à-dire des organisations différentes, peuvent être rapprochées, pour révéler une structure commune." Pour les structuralistes, "l'auteur, l'œuvre ne sont que le point de départ d'une analyse dont l'horizon est un langage: il ne peut y avoir une science de Dante, de Shakespeare ou de Racine, mais seulement une "science du discours"". Pour cela, la méthode est comparative, le but étant de rendre compte de variations d'une œuvre à une autre d'une même structure. Exit donc les hypothèses d'innovation de la part de Racine d'une pièce comme les Plaideurs à une pièce comme Bajazet, et pourtant…

L'organisation se prétend double:

  1. Les fonctions et les structures chez Racine

L'ouvrage Sur Racine, de Roland Barthes, constitue sur ce domaine une véritable mine - et ceci dans les deux sens du terme. Examinons quelques apports dus à une relecture structuraliste:

à père: propriétaire de la vie du fils (Amurat, Mithridate, Agamemnon, Thésée)

à femmes: mères, sœurs, amantes, toujours convoitées et rarement obtenues (Andromaque, Junie, Atalide, Monime)

à frères: toujours ennemis parce qu'ils se disputent l'héritage d'un père (Thébaïde: Etéocle et Polynice, Néron et Britannicus, Pharnace et Xipharès)

à fils: déchiré jusqu'à la mort entre la terreur et la nécessité de détruire son père (Pyrrhus, Néron, Titus, Pharnca, Athalie)

à rôle du confident: imagine qu'il est possible au héros de ne pas échouer, alors que l'échec n'est pas une contingence mais une transcendance du héros.

à le héros: clot sur lui-même, invariable.

Tout ceci lui fait dire: ""L'inceste, la rivalité des frères, le meurtre du père, la subversion des fils, voilà les actions fondamentales du théâtre racinien".

De même Barthes repère des oppositions, telles la contrariété entre la force et la faiblesse, la tyrannie et la captivité, qui fondent le structure célèbre des rapports de force: A a tout pouvoir sur B (exemple: Pyrrhus sur Andromaque, Néron sur Junie). De plus, A donne à B (ex. Roxane garantit la liberté de Bajazet) mais donne pour lui reprendre (en échange de sa liberté, Roxane demande son amour à Bajazet, ce qui revient à lui reprendre sa liberté). En refusant l'amour de A, B se montre ingrat, et n'a comme solution que la plainte, le chantage ou la mort. Or Barthes croît reconnaître sans cette lutte entre A et B une lutte symbolique entre Dieu et sa créature (après avoir vu lutte imagée Père / fils ).

  1. L'œuvre, un point de départ?

Comme nous l'avons vu, Barthes essaie d'appliquer un langage de notre temps à Racine, le structuralisme. Il avoue que "la sanction du critique, ce n'est pas le sens de l'œuvre, c'est le sens de ce qu'il dit". Qu'est-ce que cela signifie? En gros, que l'on ne peut se tromper sur une œuvre, si, se plaçant dans un certain registre, on reste cohérent à son propos. Ce n'est donc plus chercher le sens de l'œuvre, si sens il y a, mais la cohérence du langage, langage imparfait essayé sur une œuvre d'art! Tout ceci, nous le comprenons bien, ne relève plus d'une littérature que nous avons admise à Racine, et devient quasiment hors de propos, si ce n'est caractériser ce fait essentielle: la relecture de Racine par la critique a fait déborder Racine de sa traditionnelle place dans la littérature, pour le promener dans les arcanes de la sociologie, de la psychologie et du structuralisme, qui sont des sciences humaines.

"Il reste difficile de considérer comme d'un intérêt primordial une démarche si particulière, à qui reste indifférent le problème de la beauté", explique Bonzon. La Nouvelle Critique partait, dès les années 60, de l'intention louable de combler les lacunes - parfois ridicules - de la critique traditionnelle. Mais n'est-elle pas tombée dans un verbiage utile à son propre cénacle, et lui seulement? En prenant Racine comme un objet d'étude moderne, n'a-t-on pas oublié ce qui est quand même avéré, qu'il est un modèle de la doctrine classique? Certes ne considérer que des données purement biographiques et historiques n'était pas suffisant pour se faire une idée tendant vers la vérité, mais à quoi bon le confronter à des langages spécifiquement modernes, tels la psychanalyse? Le fait que Racine, peut-être bien, ait laissé des traces de ses phantasmes dans ses tragédies caractérise-t-il son talent, fait-il son originalité, est-ce dans une intention esthétique? N'est-ce pas plutôt, selon ce même langage, une caractéristique de tout le monde, donc fort peu intéressante dans le cas de Racine, un Racine un peu plus connu qu'un Monsieur-tout-le-monde ayant aussi des phantasmes? Ici nous mettons le doigt sur le problème central qui nous a occupé: il est vrai qu'en traversant le temps, un chef d'œuvre peut prendre des perspectives aussi diverses que pertinentes. Témoin cette remarque d'un critique contemporain, Jean Onimus: "A chaque grande œuvre appartient un futur au cours duquel elle développe ses significations. Sa valeur est faite de ce qu'elle devient: elle est sans cesse en cours de création, livrée à la spontanéité successive des générations." Et s'il est vrai, comme on a tantôt dit, que la critique polarise le talent de Racine vers un langage précis à un moment donné, il est aussi vrai que ce faisant on peut commettre l'erreur grossière de l'interpolation, notamment en taisant l'intention spécifiquement esthétique de Racine dans son théâtre, et donc non plus juger une œuvre (krineuein, gr. "juger" a donné critique), mais juger l'impression que l'on en a par un langage. Quant à la valeur de l'œuvre à l'usage du temps, c'est un autre problème.