FONTAINE Didier

Lettres Classiques 2

Lundi 13 décembre

 

 

 

 

  

METHODOLOGIE

 

 

 

Sujet: Commentaire composé de Brise marine, poème tiré des Poésies.

 

Celui qui fut appelé le "prince des poètes", Stéphane Mallarmé, fait effectivement preuve d'un royal génie dans ses Poésies. L'une d'elle, "Brise marine", attire particulièrement notre attention: d'inspiration baudelairienne, étrangement moderne, elle se dénote par l'importance de son fond soulignée par son impeccable forme. Et pour cause: deux thèmes essentiels, thèmes qui sont si propres au XIXème siècle, y sont évoqués: le voyage pris comme délivrance et Idéal, ainsi que ce mal du siècle, ce malaise indescriptible appelé Ennui. De fait, dans ce poème monolithique, Mallarmé décrit son humaine condition, son état de créateur, mais d'homme aussi, et livre, par un jeu de suggestions, son mal de vivre, et un remède éventuel. Pour comprendre Mallarmé et le message qu'il nous délivre ici, il importe d'entrer dans son optique, et de chercher à sa manière si par la fonction créatrice du mot et de l'imagination, il est possible de remplir le vide de l'existence, démarche qui nous oblige aussitôt à nous demander s'il n'y pas paradoxe: vouloir fuir vers un Idéal de voyage, n'est-ce pas renoncer à sa capacité à meubler le vide de la sédentarité? Finalement, ce poète est-il créature, créateur, ou matière à la création?

Pour proposer des éléments de réponse, il convient de suivre la démarche même du poète: face à un quotidien monotone, la Création ne suffit plus, alors le poète n'a que deux choix, ou fuir, ou créer. Il faut donc examiner le constat, le dilemme, et la solution, si solution il y a.

 

La Création peut sembler aussi prodigue qu'avare: tout dépend de l'état d'esprit de celui qui s'attarde à contempler son humaine condition: Mallarmé - dans "Brise marine" - fait un constat plutôt navrant de sa vie. Il dépeint en effet une sensualité entravée. Les termes qu'il emploie ne sont pas ambigus, non plus qu'équivoques: "chair" (v.1), "Je sens" (v. 2), "yeux" (v.4) et "cœur" (deux occurrences: v. 5 et v.16). Ce sont des termes qui se réfèrent aux sens, aux contingences du corps humain. Ces termes insinuent fortement que le poète, être humain avant tout, et comme tout le monde, a les mêmes faiblesses, et les mêmes penchants. Des penchants sensuels, donc, qui peuvent être contrariés. Or, c'est le cas: "la chair est triste"; par cette belle métaphore, Mallarmé nous suggère qu'il ne goûte plus les plaisirs du corps, dont le terme "chair" est une synecdoque; les plaisirs sexuels, en autres. Il ne les goûte plus: soit qu'il ne puisse plus, soit qu'il n'apprécie plus. Toujours est-il que c'est on ne peut plus clair, et on ne peut plus mis en évidence: il s'agit des quatre premiers mots, suivis aussitôt de l'interjection "hélas", mise à la césure. D'où un alexandrin de schéma suivant: 4 / 2 // 3 / 3. Le deuxième hémistiche, régulier, marque l'allure régulière de la vie, et la lassitude consécutive au fait d'avoir lu "tous les livres". Le premier hémistiche, au contraire, coule moins bien que le second, et fait peiner la prononciation du fait de ses consonnes fricatives: chair, triste, hélas. Il est fort intéressant, puisque notre propos est une sensualité entravée, de remarquer que cette expression est insérée dans un vers à rime féminine et un distique à rime riche: l'idée est donc appuyée par le caractère irréprochable du poète quant à sa création. Ce qui est plus troublant, c'est le caractère aussi radical et définitif de l'affirmation: "la chair", sujet, "est", verbe "triste", prédicat. Peut-on affirmer une telle chose quant on n'a guère plus de vingt ans? Cela semble difficile, à moins que Mallarmé ne décrive pas la réalité objective de sa situation, mais nous propose la réalité de ses sensations (ce que nous nous permettons d'avancer au vu du vocabulaire de la perception précédemment mentionné). Ainsi, "la jeune femme allaitant son enfant" existe-t-elle réellement? La pertinence du propos serait plus grande, mais qu'importe, car pour Mallarmé, c'est le symbole qui compte.

Il semble cependant y avoir une échappatoire à la libido, ou plus généralement aux plaisirs des sens, c'est l'intellectualisme. Mallarmé semble y avoir eu recours (on ne sait si c'est à dessein ou non): "j'ai lu tous les livres": cette affirmation est bien sûr une hyperbole, que Mallarmé fait couler rapidement grâce à une allitération en [l]. Mais pourquoi rapidement? Pour montrer son angoisse, son désespoir! Lire est une activité qui occupe les sens, les maintient dans une direction, un objectif. Aussi le corps ne s'ennuie-t-il pas. Une fois cette échappatoire consommée, c'est l'impasse: Mallarmé est obligé de faire face à son existence, qu'il doit remplir, non plus des idées d'autrui, mais des siennes. S'il en manque, il sera vide, et s'il est vide, il est au désespoir. Or, c'est un peu ce que montre Mallarmé, et qui plus est en l'espace d'un vers: deux éventuelles solutions pour meubler son existence, et la rendre peut-être insouciante, sont écartées radicalement. Le corps (les sens de celui-ci) et l'esprit (l'intellectualisme) sont donc voués ou à la frustration, ou la recherche de la plénitude. Mallarmé revient plusieurs fois sur l'angoisse que suscite en lui le vide de son esprit: dans l'expression "clarté déserte de ma lampe" (v.6), expression surprenante s'il en est, le basculement d'une consonne apico-dentale sourde ( [t] ) à une apico-dentale sonore ( [d] ) nous fait penser au désappointement du poète face à l'ambivalence de son génie: un génie tantôt sourd, improductif, tantôt sonore, fertile. Cela nous y fait penser, car Mallarmé ne peut en toute logique pas se reprocher son manque d'inspiration s'il n'a jamais d'inspiration, et ne peut regretter celle-ci, si elle n'a pas quelque chose de regrettable, c'est-à-dire un côté attrayant, par exemple la satisfaction qu'elle procure. Par ailleurs, et c'est un paradoxe, on saisit Mallarmé, dans "Brise marine" en train de s'interroger sur son manque d'inspiration à la lecture même d'un poème. Or, ce n'est pas à un Mallarmé exigent sur l'étymologie des mots qu'il faut apprendre qu'un poème est un acte exprès de création, du grec poihsiV. Quant au sens réel de l'expression "clarté déserte", quel est-il? C'est évidemment une alliance, car on ne peut pas dire d'une clarté qu'elle est déserte, bien plutôt la clarté peut-elle éclairer un endroit désert. Nous avons donc affaire à une sorte d'hypallage portant sur une idée contenue au vers suivant: "le vide papier que la blancheur défend" (v. 7). La lampe éclaire un papier vierge, ce papier fait prendre conscience à Mallarmé du désert de son inspiration. Ce pourrait bien être dit de manière plus simple! Mais Mallarmé excelle à dérouter, voire à faire paraître sa déroute: ne nous étonnons donc pas de l'antithèse entre "nuits"(pluriel; terme mis en rejet, donc en évidence) et "clarté" (singulier: c'est toujours la même lampe, la même clarté, au fil du temps), antithèse qui vient en préambule du manque d'inspiration, et qui, pour quelqu'un que l'on perçoit comme un intellectuel angoissé, nous rappelle tout de même qu'il n'a pas qu'une seule facette.

De là ne peut qu'émerger un vide existentiel. On emploie peut-être souvent cette expression à tort ou de travers, mais nullepart elle n'a plus de sens que chez les poètes maudits du XIXème siècle, qui se sont interrogés, assurément trop, sur leur condition misérable, ne s'en satisfaisant pas. Car il est sûr qu'en écartant les plaisirs des sens, et les plaisirs de l'esprit, il ne reste pas grand chose, et même rien à vrai dire. Le sentiment de lassitude s'installe, que l'on discerne dans ces termes: "triste", "hélas" (v.1), "Ennui", "désolé", "cruels" (v. 11), "orage" (v. 13) et "naufrage" (v. 14). Le vocabulaire est sombre, triste, languissant. Il évoque les funestes réalités de ce monde, desquelles il ne faut pas se penser à l'abri, comme à l'égard de l'orage, qui peut entraîner un naufrage. Le poète n'oublie pas qu'il est homme. Mais c'est l'homme, qui, prenant conscience de sa position, se fait poète. S'il n'est plus poète (v.7 "vide papier"), il n'est plus homme, et par conséquent plus rien. Quand ce vide l'atteint, il se sent pris d'un "Ennui" (v.11). Un malaise indéfinissable s'empare de son être, et le rend plus lucide que les autres êtres humains, c'est-à-dire trop pour couler de paisibles jours. On le sent dans des expressions comme "croit encore" (v.12), "peut-être"(v. 13), "désolé" et "cruels espoirs" (v.11). Cette dernière expression est d'ailleurs un célèbre oxymore, qui en dit long: un espoir est doux, il berce l'âme et lui persuade d'une issue positive quant à l'objet désiré. Flanquer à ce nom l'adjectif "cruel", c'est donc en briser l'illusion, c'est même empêcher tout issue favorable, ce qui est ô combien consternant. Le pluriel n'arrange rien: les espoirs se sont succédés les uns après les autres, tous ont été désolés. Mallarmé se veut particulièrement efficace dans sa composition, aussi prend-il également le soin de personnifier l'Ennui ( cet Ennui "croit encore…"), être issu du vide. Cela a d'autant plus de sens que Mallarmé, tout comme Baudelaire, personnifie rarement l'ennui: deux fois seulement dans tout son recueil de Poésies pour dix occurrences du terme (tandis que Baudelaire, dans les Fleurs du Mal emploie dix-huit fois le terme, et ne parle d'Ennui qu'une seule fois). Le sentiment de Mallarmé est donc ici très intense, ce qui explique le caractère exclamatif (v.11-12). Dès lors, l'homme qu'est Mallarmé, sous l'emprise d'un mal de vivre, est confronté à sa fonction créatrice: une solution?

La première solution à laquelle songe Mallarmé semble, a priori, être la fuite, puisqu'il envisage de fuir (v.2: "Fuir!"). Mais il ne faut pas se méprendre: c'est bien un verbe qu'il utilise, et pas un nom. Fuir occupera son esprit, et lui donnera peut-être d'autres espoirs, quoiqu'il n'y croie plus. Cela pour lui s'inscrit dans une durée, davantage suggérée par un verbe. Qu'importe où il va ("là-bas": le manque de précision nous permet de le supposer), pourvu qu'il fuie. On peut même penser qu'il ne veut pas arriver où que ce soit. Car s'il arrive quelque part, quelle différence avec sa maison, son jardin, le désert de sa lampe? Croit-il à la merveille d'une "exotique nature", à un changement grâce à elle? On peut sérieusement en douter: vers 9 et 10, il se résout à partir, il fait croire qu'il croit en un idéal de voyage. Mais il enchaîne sur "Un Ennui", vers 11. En fait, il s'arrête sur ce qu'il vient de dire, s'en amuse (l'Ennui croira-t-il encore à ce ridicule suprême adieu des mouchoirs?). Mallarmé ne se laisse pas le temps d'être naïf. Pourtant, tout n'est pas aussi clair: Mallarmé veut vraiment fuir, et c'est son déchirement intérieur que probablement il veut rendre: "Fuir! Là-bas fuir!". L'épanorthose, qui reprend un premier terme pour le développer, en l'occurrence de "là-bas" ajoute une notion spatiale, mais floue, qui laisse l'horizon de son existence vague, et donc plus douce. D'ailleurs, la résolution de Mallarmé (mais est-ce bien de lui dont parle Mallarmé dans ses poésies, systématiquement?), au vers 9, est très courte et a le mérite de nous rappeler une structure de l'alexandrin tantôt rencontrée: 4 / 2 // 3 / 3 (celle du premier vers). Cela ressemble fort à de l'espoir. Mais si c'est de l'espoir, il est éphémère dans ce poème.

Quels sont les moyens de l'échappatoire? Comment fuir? Le champ sémantique nous éclaire sur ce point: "écume"(v.3), "mer", (v. 5) "steamer" (v. 9), "mâture" (v. 9), "ancre" (v.10), "mâts" (v.13), ou "matelot" (v. 16). Avec un vocabulaire aussi précis et clair, on est en droit de s'attendre à une vision vivace et réaliste du voyage par la mer. Mais Mallarmé entrecoupe sa peinture de remarques: v.4 et 5 le cœur dans la mer se trempe, mais v.6 et 7 le poète nous évoque son vertige de la page blanche, v.8 à 10 il se résout à partir malgré sa famille, mais v. 11 et 12 il ricane de sa bêtise, et se souvient de son mal être. Enfin les quatre derniers vers sèment encore plus le trouble, un "peut-être" finit de brouiller les contours, la répétition du terme "mâts" renforce cette impression, et la rupture de sens et de construction, une sorte d'anacoluthe entre le vers 14 et le vers 15, finissent de mettre en évidence cette impression. Mais malgré tout le thème du voyage est là, présenté comme une sorte de solution idéale. Le poème, n’oublions pas, s’intitule " Brise marine ", or la brise, cela rafraîchit. On est tenté de penser que c’est une invitation au voyage. D’un point de vue globale, la structure de surface du poème permet de le croire : après le constat d’une vie monotone - qui n’est même pas valorisée par le chez soi, le bureau de travail ou la famille (v. 4, 6, 8) – Mallarmé " trouve " une solution, celle de fuir vers un idéal inconnu. Et effectivement la majeure partie du poème expose cette idée.

Mais il y a le doute, que nous avons déjà sensiblement perçu. Deux des vers les plus beaux du poème, les plus insouciants, v.9 et v.10 (de par leur forme : rime féminine, riche - puisque faite de cinq phonèmes – apostrophe joyeuse du bateau, un steamer ; et de par leur fond : la résolution que l’on attendait, le moyen de celle-ci, et l’évocation de ce dont on raffolait au XIXème siècle, l’exotisme), où tout concours pour opposer au mal être une pointe d’espoir, sont, hélas ! suivis des deux vers les plus sinistres, v. 11 et 12, dans lesquels l’Ennui fait contraste avec l’idée heureuse qui s’était esquissée. D’ailleurs, Mallarmé reste ambigu sur l’ennui qu’il éprouve : espérant fuir, puis redevenant subitement lucide, il se moque (nous avons dit, il " ricane ") de la crédulité de cet Ennui qui voudrait croire en l’ "adieu suprême des mouchoirs ". Mais c’est tout de même de son ennui dont il parle ! Alors, que comprendre ? Peut-être détache-t-il de lui cet Ennui, peut-être l’envisage-t-il comme une partie de lui, mais une partie distincte, ce qui nous fait irrémédiablement penser à cette image peu savoureuse de l’incipit de la Confession d’un enfant du siècle, où Musset propose de faire circuler une partie qu’il aurait coupée de son corps pour la montrer à des chirurgiens. De fait Stéphane Mallarmé s’invite lui-même au voyage, mais accuse aussitôt une partie de lui d’être enfantine, ou irréaliste. Le doute, et même le pessimisme, transparaît ailleurs : dans le vocabulaire, comme nous l’avons remarqué (" triste ",  " hélas ", " cruels espoirs "), dans l’emploi des verbes (" croit ", v.12, " partirai ", v.9 : notons le futur, qui montre que cette solution du voyage n’est même pas encore là, elle ne s’inscrit que dans un avenir, proche ou lointain), enfin dans ce " peut-être ", si inattendu, et de ce " Mais " (v. 16), qui s’oppose à l’idée du naufrage sans raison rationnelle (Mallarmé oublie le risque du voyage en se réconfortant du chant des matelots, ou plutôt en invitant son cœur, non sa raison, à le faire ; ce qui montre qu’il n’est pas convaincu.)

Si Mallarmé est accablé d’un Ennui, compagnon de d’autres esprits que le sien dans son siècle, tels Baudelaire ou Musset, à quoi bon croire au voyage – or, le simple fait de croire détruit le charme, tout incertain qu’il soit ? A quoi bon écrire superbement ce poème de " brise marine " ? C’est que, semble-t-il, si on a sujet à se plaindre de la Création, il faut se refuser créature, et se faire créateur. En effet, si Mallarmé était désolé de sa vie, de manière vive, il se serait peut-être contenté d’y mettre fin, ou de mener une vie destructrice. Or, il fit tout pour la mener tranquille, au contraire : professeur d’anglais dans divers établissements et villes, et homme d’intérieur, poète. Il faut donc comprendre que, quoique troublé par un profond sentiment de mal vivre, Mallarmé ne fait pas que se plaindre et rimer les mots dans sa poésie, et surtout qu’il n’est pas incohérent vis-à-vis de lui-même, autrement dit qu’il n’écrit pas pour se partager son expérience avec autrui de manière absolument inutile, mais bel et bien pour se guérir. Cela passe par l’utilisation de la fonction créatrice du mot. Le mot a du sens, il se réfère à la fois à une réalité, et à une image, différente pour tous. Lorsqu’il parle de voyage, donc, il sait que les mots dont il parsème son poème ont un premier sens, puis une multitude d’autres. C’est pourquoi dans " Brise marine " il nous déconcerte de bien des manières, s’attelant à faire de sa poihsiV, de sa création, une autre création ! D’abord par une abondante rhétorique : des répétitions (" fuir ", 2 occurrences, " mâts ", 3 occurrences, " cœur ", 2 occurrences), des synecdoques (" chair ", pour corps, " mâts " pour bateaux), des apostrophes (" Ô nuits ! " v.6, " Steamer ", v. 9 et " ô mon cœur ", v. 16), un oxymore (" cruels espoirs ") une épanorthose (" Fuir ! là-bas fuir ! ", v. 2) ou encore des alliances (" clarté déserte ", v. 6, " adieu suprême ", v. 12, " écume inconnue ", v. 3, " vide papier ", v. 7). Pourquoi une telle abondance ? Vraisemblablement pour donner au poème un caractère exemplaire et absolu. Car ce n’est que par là qu’il y a la perfection, et c’est celle-ci que recherche Mallarmé. S’il ne trouve pas la perfection dans une Création dont il est un peu la victime – il est condamné à vivre, après tout – il doit la créer. Voilà donc pourquoi il écrit : pour meubler son vide. Et de là nous comprenons pourquoi le poème, si beau, est construit pour nous dire des choses et pour nous laisser en entendre d’autres.

Un subtil jeu de métaphores est en effet tissé. On ne peut lire attentivement " Brise marine " sans faire d’efforts d’imagination et de compréhension. Que veut donc dire des oiseaux désirant être parmi " l’ écume inconnue et les cieux " ? ou encore l’" adieu suprême des mouchoirs " ? Mallarmé emploie des métaphores : au vers 1, " la chair est triste ", comme nous l’avons vu, le sens est évident. Pour les vers 2 et 3, en revanche, il l’est moins : on remarque juste que les oiseaux – ces créatures libres, qui vivent au jour le jour – désirent être entre la mer et le ciel, c’est-à-dire à l’horizon. Or, l’horizon est le symbole même de l’inconnu, de la fuite, de l’Idéal. L’expression " écume inconnue ", métaphore dans la métaphore, désigne une mer lointaine, une sorte de rivage nouveau : de fait cette expression, plus qu’une alliance (car elle est surprenante à première vue) est aussi une synecdoque qui désigne une mer inconnue, en en mentionnant juste une partie, l’écume. Elle va même plus loin encore si on se rappelle que chez Mallarmé l’écume est un thème récurrent, apparenté à la légèreté, et donc à la liberté. Nous avons donc affaire ici à une intéressante association entre l’inconnu et la liberté. Il y a d’autres expressions de ce genre : par exemple, " le vide papier que la blancheur défend ", métaphore célèbre s’il en est, a un sens simple, mais ce n’est pas grâce à sa syntaxe : si on se borne au sens des mots, la blancheur irait plutôt pour le papier, non le vide. Or, la blancheur est dissociée du papier, elle est personnifiée, elle est capable de défendre le papier de la perte de sa virginité. Cela est surprenant , bien sûr. En séparant les concepts que nous associons généralement, Mallarmé crée un effet de surprise messager de son vertige. En même temps, jouant avec les mots, il laisse à sa création un autre devenir. D’où nous comprenons le besoin qu’il éprouve de ne rien exprimer explicitement.

Il ressent un autre besoin : c’est de donner à chaque mot un poids significatif, et de rendre son langage difficile, et parfois hermétique. Lorsqu’il écrit : " Je sens que les oiseaux ", ne laisse-t-il pas son sentiment intérieur et ses impressions glisser sur ce qu’il contemple ? Ne donne-t-il pas du sens là où il n’en faudrait pas forcément ? Considérons un exemple significatif : les vers 4 à 8. La proposition principale est au vers 5 (rien ne peut retenir son cœur décidé), et s’articule autour de la répétition de la négation ni…(v. 4) ni… (v. 6) ni… (v.8). Si la triple négation avait été placée avant la proposition principale, le sens aurait été limpide. Mais ce n’est pas le cas, et la phrase est assurément longue, peu ponctuée, et dégagée visiblement du souci de clarté. Au vers 8, on a presque oublié le verbe principal du vers 5 ! De même, les vers 13 à 15 ne sont pas d’une simplicité donnée : des mâts qui invitent les orages ? C’est-à-dire : des mâts qui risquent les orages, et qui, s’engageant dans un voyage, encourent les caprices du sort ? Et qui sont les " Perdus " du vers 15 ? Les naufrages, les mâts ? Les mâts, bien sûr, mais ce n’est pas clair : après avoir subi un orage, les mâts font naufrage et leurs occupants se désespèrent, regardant l’horizon et se disant : " Aucun mât, aucun mât ", c’est-à-dire nul bateau susceptible de leur porter secours. Pourquoi donc Mallarmé s’entiche d’une syntaxe si difficile ? C’est que, elle seule, elle permet l’évocation. Or, de l’évocation naissent l’ambiguïté, et la multiplicité des sens possibles.

Condamné à vivre, privé des plaisirs du corps et de l’esprit, vide et partiellement pessimiste, l’homme qu’est Mallarmé s’ennuie. Ou plutôt est-il accablé d’un Ennui, qui questionne son existence et ne lui permet pas une douce insouciance. Alors, il faut lutter, combattre ce malaise incurable. Mallarmé à l’espoir, mais de sérieux doutes aussi. Ainsi, quoique influencé par la pensée baudelairienne, n’avons-nous pas un poème noir et sombre comme " La cloche fêlée ", bien plutôt, constatant l’insuffisance de ce qui l’entoure – son jardin, sa femme, son enfant – Mallarmé s’abandonne à la création littéraire, et, visant la perfection, se sert du mot pour créer un autre monde, plus grande échappatoire à son Ennui que le voyage. Non pas créer ex nihilo, mais en partant de lui-même, s’affranchissant un peu de son mal pour lui donner une forme rigide et intemporelle. Le lecteur, qui découvre son œuvre, la découvre efficace, rigoureuse, et en même temps confusément hermétique. S’il ne se rebute pas, alors du lecteur qu’il est il se souvient qu’il est un homme comme Mallarmé, sujet aux mêmes angoisses et aux mêmes espoirs. Et d’homme qu’il est il se rend compte que par l’imagination et la création intellectuelle, il peut, pour un peu de temps, créer, et receler en lui quelque chose de divin.