FONTAINE Didier
Lettres Classiques 2
8 décembre 1999
THEMES ET IDEES
Sujet: Que pensez-vous de l’affirmation de Couton selon laquelle: "Le deuxième recueil des Fables est un journal intime" ?
"A l'œuvre, on connaît l'artisan", déclare Jean de La Fontaine, dès son premier livre des Fables ( I, 21: "le Frelon et les Mouches à miel" ). Sera-t-on donc surpris de l'affirmation de Couton selon laquelle: "Le deuxième recueil des Fables est un journal intime"? Sainte-Beuve se veut plus précis encore, lorsqu'il écrit : "Il se met volontiers dans ses vers et nous entretient avec lui, de son âme, de ses caprices et de ses faiblesses."
A l'évidence, les fables de La Fontaine, et le second recueil en particulier, ne se laissent pas lire sans évoquer un personnage quelque peu facétieux qui esquisse un autoportrait. Mais quel autoportrait ? Rare, discret, à découvrir: une véritable invitation au jeu, tout comme les fables elles-mêmes: de même que l'on recherchera derrière tel ou tel animal un travers humain, de même c'est derrière ce second recueil que véritablement La Fontaine sème et éparpille des éléments qui, pris seuls, relèvent de la simple confidence, et rassemblés forment un portrait.
C'est d'ailleurs ce que nous nous proposerons d'élucider: La Fontaine se fait-il peintre de lui-même, et, si c'est le cas, reste-t-il cohérent face au genre de la fable?
Entre peinture et miroir, dit et non dit, confidences et allusions, grands sentiments et désillusion, c'est d'abord un homme que l'on découvre, inséré dans une société et des institutions. Emerge dès lors une personnalité, et les traits dominants de celle-ci. Puis on fait l'agréable rencontre avec un penseur, plein d'idées philosophiques et de contradictions. C'est par l'examen de ces trois aspects que nous tenterons d'établir si les livres VII à XI des Fables répondent à ce que nous attendons d'un journal intime, à savoir ce que quelqu'un fut et ce qu'il pensa.
Après avoir lu la première fable du livre VII, où l'on reconnaît bien La Fontaine, et où l'on retrouve les animaux si présents dans le premier recueil, on peut être surpris par la deuxième, intitulée: "Le Mal Marié". Le sujet n'est plus du tout ordinaire: on y parle de mariage, et de mauvais mariage qui plus est. Des termes tels que ceux-ci apparaissent: "divorce", "repentent", "repenti", "hasards", "querelleuse", "enrageaient", "dépense" ou "hargneux". La Fontaine y stigmatise les relations conjugales avec beaucoup d'humour noir:
"(…). Si de ma vie,
Je vous rappelle, et qu'il m'en prenne envie,
Puissé-je avoir chez les morts et pour mes péchés
Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés!"
L'attaque est mordante et efficace: pour écrire pareille idée, il faut la penser. Ici donc, La Fontaine fait déjà transparaître le fait que les relations matrimoniales ne le tentent pas ou plus, il formule d'ailleurs cette idée en ces termes:
"Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J'ai vu beaucoup d'hymens: aucuns d'eux ne me tentent;"
Pourtant on sait qu'à l'époque de la rédaction du second recueil, La Fontaine était déjà marié, et depuis longtemps, avec une certaine Marie Héricart. De cette union plutôt orageuse, Tallement de Réaux écrivit en 1658, au sujet de Marie: "(celle-ci) est une coquette qui s'est assez mal gouvernée depuis quelque temps." De quoi comprendre la misogynie présente dans certaines fables (Les Femmes et le Secret, Le Mal Marié, les Deux Coqs , Le Mari, la Femme et le Voleur) ! Mais il ne faut pas s'y tromper: ce cher La Fontaine, loin d'être innocent et de se prétendre tel, laisse filtrer ses propres défauts ( par exemple, dans les six derniers vers de la Laitière et le pot au lait, VII, 10, il reconnaît qu'il se laisserait prendre à la même erreur que Perrette.) La Fontaine exclut-il dès lors tout côté positif des relations entre l'homme et la femme?
En réalité, la vision qu'il donne de l'amour est loin d'être simple à comprendre: épris de plaisirs plus que de joies conjugales, La Fontaine se met au service d'Eros, ce qui lui permet d'harmoniser sa nature libertine à une tradition littéraire misogyne, antimatrimoniale et épicuriste. Pour lui, l'amour est un démon:
"Deux démons, à leur gré partagent notre vie (…)
J'appelle l'un Amour et l'autre Ambition"
Si le poète a courageusement combattu le démon de l'ambition (chez les sots, les grands et les puissants), il ne peut se résoudre à condamner l'amour, et le célèbre davantage qu'il le déplore:
"Cet autre sentiment que l'on appelle amour
Mérite moins d'honneur; cependant chaque jour
Je le célèbre et le chante.
Hélas! Il n'en rend pas mon âme plus contente!"
- Le corbeau, la gazelle, la tortue et le rat, XII, 15.
On sait d'ailleurs de lui, par ce qu'il écrivit ensuite, qu'il était inconstant en amour:
"Mais quoi! Je suis volage en vers comme en amours"
Zeugma pour le moins clair, surtout dans la marque du pluriel dont il orne le terme "amours" !
A ce sujet Tallement de Réaux notait aussi: "Sa femme dit qu'il rêve tellement, qu'il est parfois trois semaines sans croire être marié." De ce que nous avons vu, et de ce que nous savons, avons-nous assez pour mieux le cerner, et croire lire dans un journal intime? En fait, nous aurions une image faussée, car trop superficielle: La Fontaine, justement inconstant, a parfois des accès de mélancolie: après avoir fait le volage, il voudrait se fixer, ou du moins regrette le passé. C'est ce qui apparaît nettement dans Les Deux Pigeons (IX, 2) , véritable élégie en trois mouvements: les présages du malheur, les péripéties du voyageur, et un lyrisme pathétique. Pour tout moteur de l'action, l'ennui au foyer:
"L'un deux, s'ennuyant au logis"
De son périple et de sa curiosité, le pigeon voyageur tirera l'appellation :
"La volatile malheureuse",
Synecdoque d'autant plus savoureuse qu'elle nous rappelle un La Fontaine "volage"! Dans cette fable cependant, c'est un La Fontaine nostalgique et inquiet que nous découvrons: il met en garde les amants ("Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?") et fait part de son expérience, par cette litote:
"J'ai quelque fois aimé!"
Le vocabulaire employé ("heureux", "amants", "divers", "nouveau") et la multiplication de ses tristes interrogations et ses exclamations pathétiques (interjections "Hélas!", "Ah!") font le contraste entre ce qui est bien lorsque l'on ne va pas chercher ailleurs et la situation de l'écrivain, après que le temps ait rempli son funeste office. Il finit sur une note déchirante, et ô combien personnelle:
"Ai-je passé le temps d'aimer?"
Indéniablement, La Fontaine ne renie donc pas l'amour au sens traditionnel tout en ne nous cachant quand même pas qu'il y a perdu des plumes…
Après avoir découvert son antipathie pour les relations conjugales, qui n'excluent cependant pas l'amour et la mélancolie amoureuse, que dit La Fontaine de lui-même sur son sens de la famille? Aime-t-il les enfants? Se voit-il dans le rôle d'un père? Pour ces questions un peu plus précises, La Fontaine ne se confesse pas dans une fable à part, sensée véhiculer une idée ou une impression comme Les Deux Pigeons. C'est le hasard d'une confidence, ou d'une remarque, ou même, qui sait, la nécessité de remplir un vers qui le décident à se dévoiler un peu. En témoigne ce commentaire sur les enfants inséré dans un alexandrin avec coupure à l'hémistiche:
"Mais un fripon d'enfant (cette âge est sans pitié)" - Les Deux Pigeons
Ou encore cette remarque:
"Je ne sais bête au monde pire
Que l'écolier, si ce n'est le pédant.
Le meilleur de ces deux, pour voisin, à vrai dire
Ne me plairait aucunement."
- L'écolier, le pédant et le maître d'un jardin, IX, 5 [voir aussi les quatre premiers vers]
On le voit bien, La Fontaine n'était point l'ami du jeune âge. Peu surprenant, donc, qu'il ne se sente pas l'âme paternelle:
"Toi donc, qui que tu sois, ô père de famille
(Et je ne t'ai jamais envié cet honneur),"
La Fontaine eut pourtant un fils de son mariage: Charles, dont il ne s'en occupa guère. Ceci étant dit, il est clair que les Fables regorgent de confessions et de confidences personnelles, mais, loin d'être une fin, elles apparaissent premièrement comme un moyen: elles enrichissent les fables, les rendent plus vraisemblables, leur ajoutent du charme, et on peut douter que La Fontaine tienne véritablement un journal sur lui-même: bien plutôt il se trahit ou se dévoile lorsque l'occasion se présente.
On s'attend aussi, dans un journal intime, ou quelque chose qui s'y apparenterait, outre l'homme et sa relation avec la femme (qui implique l'amour, le mariage, la famille), à découvrir une personnalité. Non pas une personnalité aboutie, complexe et précise, mais des éléments permettant une ébauche plutôt fidèle des traits dominants du caractère. Or, pour sa personnalité, La Fontaine n'est pas avare en détails de tous genres, si bien que nous sommes réduits à sélectionner, parmi d'autres traits, son goût pour l'indépendance, son goût de la rêverie, et son goût de la retraite. Car, quoiqu'il puisse peut-être y paraître, La Fontaine n'est pas un modèle de conformisme. Certes, il écrit des fables, inspirées souvent de l'Antiquité gréco-latine, et certes il possède une solide culture classique, mais cela ne l'empêche pas de revendiquer des façons de voir nouvelles. Que nous montrent d’ailleurs l’ensemble des fables elles-mêmes, si ce n’est un incroyable talent à la diversité et à la nouveauté ?
" Ce n’est pas sur l’habit
Que la diversité me plaît, c’est dans l’esprit. "
Ici, il ne s’agit pas uniquement d’un souci littéraire ou esthétique : La Fontaine loue la différence. ( VIII, 8 : " On cherche les rieurs et moi je les évite ") Et il ne s’inscrit pas pour autant en porte à faux vis-à-vis de lui-même, qui est un imitateur éclairé des Anciens, car il croit au talent, voire même au progrès ( "Dieu désapprendrait-il à former les talents? / Les Romains et les Grecs sont-ils seuls excellents? -Epîtres à Huet, 1687. ). Sa conception même de la sagesse dénote sa personnalité anticonformiste : ainsi le sage se retrouvera tantôt dans la peau d’un philosophe, tantôt dans celle d’un fou, d’un paysan ou encore d’un vieillard (respectivement : VIII, 8 ; IX, 8 ; XI, 7 ; XI, 8). Le sage, globalement (et ici il serait inutile d’entrer dans le détail tant c’est l’évidence) est quelqu’un à part, isolé, qui ne suit pas ses impulsions, et qui surprend dans son attitude. Ce peut-être également la dernière personne à qui l’on pensait. Or, détrompons-nous : si La Fontaine endosse plusieurs de ses traits, il ne fait aucunement profession de sagesse dans ses Fables, et son seul but, s’il faut l’en croire (et nous y reviendrons), est de peindre " Une ample comédie, à cent actes divers / Et dont la scène est l’univers " (V, 1). On peut rencontrer son esprit d’indépendance de manière éclatante dans les propos suivants :
" Que j’ai toujours haï les pensers du vulgaire ! (…)
Qu’il me semble profane, injuste et téméraire, "
Démocrite et les Abdéritains, VIII, 26.
Dans cette fable, et par un récit subtile, La Fontaine en vient à la conclusion selon laquelle le peuple est " récusable ". Il n’a donc pas peur de ses idées, et les met en pratique dans une manière de vivre.
Autre trait qui émerge des fables : le goût de la rêverie. Mais est-ce bien un goût ? N’est-ce pas un choix, ou une nécessité ? Difficile de trancher : les fables n’expliquent rien, elles évoquent. On n’y lit pas comme dans un journal, par rubriques tranchées et spécialisées : on y lit comme dans un homme, c’est-à-dire que l’on a plusieurs choses à la fois. Et tout dépend de la lecture effectuée : si l’on cherche un amoureux de la nature, on le trouvera chez La Fontaine, si l’on cherche un courtisan singulier, aussi. Mais chercher dans les fables, c’est un peu détruire leur magie, et ce ne sont que les impressions finales, après une première lecture, qui orientent notre perception de leur auteur. Justement, celles-ci font apparaître un rêveur (on se rappellera les propos de la femme de La Fontaine). Il ne le confesse pas toujours, il le suggère et nous le devinons. Par exemple, lorsqu’il donne des conseils aux amants par ces paroles :
" Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. "
- Les Deux Pigeons, IX, 2
Suggère-t-il le voyage ? Assurément non, au contraire ! Comment donc être toujours divers, toujours nouveau dans un couple ? Par l’innovation, l’imagination. Puisque La Fontaine n’eut pas l’occasion d’éprouver cette idée dans son couple, nous en déduisons qu’il le fit certainement en rêve, et que cela faisait partie pour lui d’un idéal. Ceci étant bien sûr de l’implicite qui ne fait qu’ajouter saveur et charme au genre des fables. Mais il arrive aussi à Jean de la Fontaine, par la circonstance d’une fable (et cette précision me semble essentielle), de dévoiler ses rêves, et de montrer qu’il peut être aussi ridicule que les protagonistes de ses fables :
" Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ; (…)
On m’élit roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même
Je suis gros Jean comme devant. "
La Fontaine est donc un rêveur, et cette fable le montre doublement : d’abord parce qu’il l’avoue lui-même de manière explicite, et ensuite parce que c’est une fable où la morale manque. Car quelle serait-elle ? Ne pas faire de projets ? Ne pas rêver un peu ? Certes on peut subir quelques dommages à le faire, mais c’est si humain que, plutôt que de tirer une morale de son récit, La Fontaine le poursuit aussitôt par cette réflexion :
" Quel esprit ne bat la campagne ? "
Puis de donner son propre exemple. Fable fort intéressante, s’il en est, puisqu’elle montre par là-même que Jean n’est pas, ni ne l’a été, un moralisateur (même lorsqu’il donne des " morales "). Certains travers humains l’incommodent, d’autres l’amusent.
Enfin et surtout les fables esquissent un goût prononcé de la retraite. Toujours de deux manières : par ce que dit l’auteur, et par ce qu’il suggère. Un exemple appréciable nous est fourni par les propos suivants :
" Pour vous mieux contempler demeurez au désert. "
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut cru : l'on suivit ce conseil salutaire. "
Assurément, pour le fabuliste, demeurer au désert est salutaire. Il emploie un mot très engagé, lourd de sens, et qui nous renseigne beaucoup sur son opinion personnelle. Seul la troisième fable du livre sept (Le Rat qui s’est retiré du monde) donne une image négative de la retraite, puisque liée à l’hypocrite dévotion religieuse. Autrement La Fontaine affirme ses idées :
" Si j'osais ajouter au mot de l'interprète,
J'inspirerais ici l'amour de la retraite : (…).
Solitude, où je trouve une douceur secrète, "
Amoureux de la nature et de la retraite propres à l’inspiration poétique, et amoureux des amours, La Fontaine eut donc, parmi d’autres traits, un caractère un peu libertin, désinvolte, amoureux du repos que procure l’indépendance, et ses fables nous permettent bel et bien de nous en rendre compte.
Mais il fut aussi et avant tout un homme d’idées, tantôt frivole, tantôt grave. Or, beaucoup de biographies nous le présentent comme résolument optimiste (Biographie de l’édition EDDL des Fables : " Il nous a laissé une œuvre merveilleusement variée, qui rayonne d’optimisme et d’humanité, et où l’on ne peut relever une seule pensée amère ".) Peut-être aurait-on pu le dire pour le premier recueil, mais c’est éluder certaines remarques que l’on trouve dans les livres VII à XII. On ne niera pas ici la gaieté générale des fables, ni leur caractère agréable, très éloigné de tout désespoir, mais on tentera de comprendre l’évolution de La Fontaine du livre premier au second, qui rend pertinent notre propos (un journal intime dans le second recueil ?). Car rêveur, La Fontaine n’en est pas moins lucide :
" Mon âme, en toute occasion,
Développe le vrai caché sous l'apparence ;
Je ne suis point d'intelligence
Avecque mes regards,
peut-être un peu trop prompts,Ni mon oreille, lente à m'apporter les sons.
Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse :
La raison décide en maîtresse "
Autrement dit il ne se laisse pas bercer par les apparences, et voue un culte à la raison, à la logique, ce qui ne fait pas de lui pour autant un cartésien au plein sens du terme. Ses regards sont prompts, incisifs, lucides. De plus, il prône une certaine jouissance de l’existence, qui nous était déjà suggérée dans le désir de retraite et de solitude (désir qui, s’il est talentueux, et ce me semble, relève de l’égoïsme) :
" L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais : " C'est assez, jouissons ? "
Bien sûr, cela nous fait comprendre que La Fontaine accorde sa priorité à la douceur de vivre, qui n’implique pas la recherche effrénée des plaisirs, mais l’absence des douleurs considérée comme plaisir, qui est la principale définition de l’épicurisme. Ainsi l’on s’épargne l’erreur de croire que La Fontaine avait un train de vie des plus sensuels. Notons ce qu’il déclare :
" Quand le moment viendra d'aller trouver les morts,
J'aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords. "
Par l’expression " sans soins " il faut comprendre l’absence de soucis inutiles, qui troubleraient le cours tranquille d’une existence destinée, de toute façon, au néant de la mort. Dans le même ordre d’idée, il accuse le stoïcisme, principal ennemi de l’épicurisme, comme suit :
" Ce Scythe exprime bien
Un indiscret stoïcien :
Celui-ci retranche de l'âme
Désirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu'aux plus innocents souhaits. "
- Le philosophe scythe, XII, 21.
On rencontre aussi cette philosophie épicurienne, suggérée, dans ce vers :
Ces gens étaient les fous, Démocrite, le sage.
En quel sens ? C’est que Démocrite, en morale et par sa théorie matérialiste, est le prédécesseur d’Epicure lui-même ! On le constate donc avec évidence, les fables professent des idées, tout comme dans les journaux intimes on en trouve, mais pour les découvrir il faut être attentif et savoir lire entre les lignes.
Car outre un portrait de lui avec ses qualités et ses défauts, ainsi que sa philosophie, La Fontaine brosse aussi un homme personnellement engagé, parfois à ses risques et périls, notamment lorsqu’il s’attaque à la cour du Roi (Les Animaux malades de la Peste, Les Obsèques de la Lionne, La Cour du Lion). Mais on notera avec intérêt qu’il ne fut inquiété par le pouvoir presque exclusivement pour ses Contes, jugés licencieux, et non pour ses Fables. De ses idées, nous ne retiendrons donc que celles qui eurent un rapport avec sa propre vie. Et au premier chef, l’attaque des courtisans, qui en dit long sur le fabuliste :
" Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire ;
Faites, si vous pouvez, votre cour sans vous nuire. "
- Le Lion, le Loup et le Renard, VIII, 3
Si elle était isolée, elle passerait inaperçue, mais La Fontaine multiplie la dérision des courtisans et des faux flatteurs, ses imprécations, si bien qu’on en vient à se demander quelle part, au juste, il y prend. Lui-même fut attiré par la cour (notons son subtil jeu des dédicaces, du premier au dernier livre), il côtoya des familiers du roi chez Madame de la Sablière, dans le salon de la rue Neuve-des-Petits-Champs, fut également introduit dans l’entourage du surintendant des Finances, Fouquet. Cette dernière expérience étant décisive : elle lui valut quelques soucis, et conditionna sa vision de la cour du Roi :
" Je définis la cour un pays où les gens,
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou, s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître : "
Dira-t-on que c’est optimiste ? Que La Fontaine voit toujours le bon côté des choses ? Peut-être aurait-il eu une meilleure appréhension du milieu royal sans sa triste expérience, ainsi le voit-on contraint à une triste lucidité, qu’il dissimule sous des tournures mordantes :
" Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges :
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l'appât ; vous serez leur ami. " -v.52 – 55.
Comme on le constate, sa vision est trop réelle pour être heureuse !
A cela s’ajoute son incroyable discernement en matière de questions religieuses, et l’effronterie bon enfant qu’il y met. Il est d’autant plus concerné qu’il fut lui-même attiré par une carrière religieuse : en 1642, il entra à l’Oratoire (pour en sortir un an après…). Or, que découvre-t-on dans ses fables ? Quelques cinglantes remarques, telles que :
" Qui désigné-je, à votre avis,
Par ce Rat si peu secourable ?
Un Moine ? Non, mais un Dervis :
Je suppose qu'un Moine est toujours charitable. "
On retrouve des attaques similaires, en autres, dans Le Curé et la Mort (VII, 11). De ce souci de dénoncer l’hypocrisie, on découvre un auteur sensible au monde qui l’entoure, qui voudrait changer le monde en tournant en ridicule ce qui ne va pas. En fait, plus que de traits de caractères palpables, les idées sont des révélateurs efficaces d’un homme, qui révèlent ses aspirations, ses motivations. Et, même si La Fontaine se montre intransigeant envers la fausse dévotion, il n’en blâme pas pour autant la religion elle-même, ou l’idée de Dieu (Le Gland et la Citrouille, IX, 4). Il a seulement des intentions, que l’on découvre honorables, mais naïves.
Naïves ? Assurément, et on peut supposer qu’il s’en soit rendu compte entre la rédaction du premier recueil et celle du second. A quoi bon changer le monde quand on sait que " personne n’est prophète chez soi " (VIII, 26) ? Qu’est-ce à dire ? Aurait-il rédigé le second recueil sans l’intention d’ " instuire " ? Cette idée n’est pas à exclure. Des éléments font, en effet, soupçonner une quelque autre raison comme fil directeur. Car ne dit-il pas :
" Voilà le train du Monde et de ses sectateurs :
On s'y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d'en parler. "
?Et d’ajouter presque aussitôt :
" Hélas ! j'ai beau crier et me rendre incommode,
L'ingratitude et les abus
N'en seront pas moins à la mode. "
Certes, nous sommes au livre douze. Mais c'est justement à ce livre douze, le dernier, qu’il faut attendre La Fontaine avec le plus de cohérence vis-à-vis de lui-même : il y fait en quelque sorte ses dernières recommandations, il règle ses derniers comptes, il s’explique un peu plus, il éclaire ses motivations, peut-être appelle-t-il à une relecture de l’œuvre. Et, à mon avis, c’est un peu le cas, puisque dans la dernière fable on trouve tout à fait innocemment, la déclaration suivante, lourde de sens :
" Apprendre à se connaître est le premier des soins
Qu'impose à tous mortels la Majesté suprême. "
- Le Juge Arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, XII, 26
Apprendre à se connaître ! Le fameux Gnwti seauton ! Nous avons vu que La Fontaine était lucide : n’aurait-il pas fait son portrait, écrit son journal intime via ses fables, après avoir compris l’inanité de ses efforts pour corriger l’être humain (qui est un animal méchant : X, 14, Les Lapins: "l'homme agit (…)/ comme les animaux" ou X, 2, L’homme et la couleuvre :" A ces mots l'animal pervers / (C'est le serpent que je veux dire / Et non l'homme: on pourrait aisément s'y tromper)" ) ? Ultime élément en faveur de notre thèse: le second recueil n'emploie-t-il pas un trésor de talent pour valoriser la retraite? Si. Pourquoi donc, dans ce cas, La Fontaine aurait-il tenté de corriger une société dont il se démarquait, et qu'il préconisait de fuir ?
"Un auteur doit être dans un livre comme la police dans une ville: partout et nullepart", écrivirent Jules et Edmond de Goncourt dans leur Journal. Après notre réflexion sur le second recueil des Fables, nous pouvons affirmer que cette pensée est tout à fait pertinente concernant La Fontaine. En effet le genre même de la fable supposait un rencontre entre l'auteur et sa moralité, l'auteur et ses idées, l'auteur et des partis à prendre, l'auteur et lui-même. A force de peindre le théâtre du monde, il s'est souvenu qu'il en faisait partie. Il n'a pourtant pas écrit un journal intime, le terme est trop rattaché à un "genre" tout autre que celui de la fable. Cependant, et c'est notre nuance, les fables présentent beaucoup de traits communs: elles dévoilent un homme confronté aux contingences d'ici-bas: la femme, le couple, la famille, les enfants. Cet homme, nous l'avons découvert singulier, avec des traits de caractères qui nous ont fait entrevoir sa personnalité. Et l'examen de quelques unes de ses idées nous l'ont un peu mieux fait appréhender. Il ne pouvait en être qu'ainsi: puisque nous tentions de déterminer si le second recueil était ou non un journal intime, il nous fallait découvrir avant tout des confidences biographiques. Effectivement elles n'ont pas fait défaut. Puis nous nous sommes interrogé: est-ce à dessein que La Fontaine s'est dévoilé, et, ce faisant, qu'apporte-t-il au genre de la fable? Pour tout dire, il aurait été surprenant que, sur une gamme si large de sujets réclamant une position intellectuelle, un intellectuel ne se livrât pas lui-même ! De même, avec l'expérience de l'accueil de son premier recueil (qui ne modifia en rien, c'est plausible, la société de son époque!) le philanthrope La Fontaine dut comprendre que la seule personne qu'il pourrait bien servir, c'était lui-même. Mais du tableau des vices qu'il brosse de ses congénères les hommes, les traitant d'animaux pervers, et surtout du sien, l'on se demande: La Fontaine, homme ou non?