FONTAINE Didier
Mardi 23 mars 1999
Lettres Classiques 1
Sujet:
Représentation(s) et fonction(s) de l'espace dans La
Princesse de Clèves.
espace, c'est-à-dire un milieu homogène et vide, infini et infiniment
divisible, se prêtant indifféremment à n'importe quel mode de décomposition. Un
milieu de ce genre n' "
C'est que l'espace qui entoure l'homme est depuis bien longtemps devenu
très anthropomorphe, et d'autant plus dans une oeuvre de littérature où il est
plus ou moins bien restitué. Il suffit pour s'en rendre compte de considérer
les premières pages de la Princesse de Clèves: la cour brillante et
prestigieuse du roi Henri Il n'est représentée qu'à travers les intrigues qui
s'y trament, qu'à travers les personnages qui s'y trouvent. On ne parle guère
du château, mais de la cour du Roi, ou de la maison royale (cf. p. 12: "
Jamais cour n'a eu tant de belles personnes", p. 17: "Il parut alors
une beauté à la cour", p. 120: "tout la maison royale alla coucher à
l'évêché, comme c'était la coutume", éd. Librio). Ainsi, les noms de lieux, et l'espace lui-même, prennent
des attributs humains, et ne sont guère représentés, très souvent, que par
nécessité de réalisme. Un flou à leur endroit indique souvent une totale négligence
de la toponymie au profit, dans un roman comme la Princesse, de l'analyse plus
ou moins psychologique d'une situation. Souvent aussi l'espace et les choix de
l'auteur le concernant sont tout à fait conventionnels, et ne présentent donc
pas d'intérêt ( supra, cf. p. 120). Par exemple les affaires politiques se
déroulent à la cour, les scènes privées dans une chambre à part, les tournois
ou manifestation près d'un château. Dès lors, s'agit-il d'un espace représenté, avec une fonction?
Il semble donc approprié, dans l'analyse systématique que nous allons faire de
la Princesse de Clèves, de distinguer une représentation nécessitée et sine
senso, d'une représentation voulue, signifiante, ou fortuite, mais signifiante
aussi. Nous garderons aussi présent à l'esprit la réflexion suivante: "Le
roman prête plus facilement à toutes ces analyses structurales, celles du
récit, par exemple, mais on met la plupart du temps dans les présupposés
structuraux d'espace et de temps ce qu'on croit y retrouver."
Une dernière précaution préalable, tout aussi importante, concerne ce
que nous entendrons par espace, et fonction de l'espace. Nous posons-nous la
même question lorsqu'il s'agit de la réalité? Est-ce que nous nous posons des
questions concernant le fait de dormir dans un lit, vivre dans une maison, etc.?
Sans doute pas, de fait l'espace que nous croyons représenté dans un roman est
présupposé intelligent, par contraste, à certains égards, à la réalité. On
trouve les définitions suivantes de l'espace: "- 1. (XVIIe). «Milieu
idéal, caractérisé par l'extériorité de ses parties, dans lequel sont
localisées nos perceptions, et qui contient par conséquent toutes les étendues
finies" (Lalande). - 2. Cour. Lieu, plus ou moins bien délimité (où peut
se situer qqch.)" (ibidem). A priori la seconde définition semblerait le
mieux nous convenir, quoiqu'elle soit indéniablement floue, et donc laissant le
champ ouvert à l'extrapolation. Nous envisagerons donc cette notion sous son
aspect le plus évident: espace ouvert (champ, pré, jardin), par opposition à
espace fermé (chambre, palais), espace civilisé (cour) par opposition à espace
retiré (campagne). Sans oublier l'espace qui est évoqué. Ce faisant, n'oublions
pas non plus l'intuition suivante: "Depuis que la représentation ne nous
aveugle plus (...) nous commençons à deviner que la représentation est un moyen
de style, non le style un moyen de la représentation."
S'il est un espace, dans La Princesse de Clèves, qui mérite une
certaine attention, c'est bien l'espace qui est évoqué. Il n'est certes pas
représenté, il est vrai, mais, sans logomachie, il nous représente pourtant
quelque chose. Bizarrement, l'espace le moins décrit, le moins présent, et
pourtant où tout se déroule, c'est le lieu où se trouve la cour, en France.
Certes, la première précision du roman, à l'incipit, est une précision spatiale
("La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant
d'éclat que dans les dernières, années du règne de Henri second' (p. 11). Mais
en réalité, est-ce autre chose qu'une évocation? On ne retrouve le terme de
"France" qu'à de rares occasions (ex: "les manières de France
qui plaisent à tout le monde", p. 67 ), et à chaque fois la spatialité
n'est pas vraiment représentée, seulement évoquée dans un contexte particulier
qui se trouve être plus important. Ainsi, si nous considérons la cour de
France, nous remarquons que les seules indications nous permettant de la situer
ne sont pas données pour définir un cadre de l'espace, ni même pour le
représenter, mais seulement pour signifier qu'elle a changé de place, suite à
un événement politique (comme la mort de Henri 11): "Il y a près de deux
ans, comme la cour était à Fontainebleau, je me trouvai... ",p. 8 1,
"et l'on devait passer le reste de l'été dans le château de Chambord, qui
était nouvellement bâti, p. 13 1, et "D'abord qu'elle fut à Blois, où la
cour était alors, M. de Nemours ne put s'empêcher..."
De la même manière, des évocations tout aussi bénignes constituent une
représentation singulière de l'espace: pour ce faire, prenons quelques
exemples: "Madame la Dauphine conta ensuite tout ce qui s'était passé sur
l'Angleterre", p.57, -Il dit que toute L'Europe condamnerait son
imprudence", p. 58 "la reine Marie s'est trop mal trouvée du joug de
l'Espagne" p. 58, 'je ne me reconnais pas depuis que je suis revenu de
Flandre", p.61, "on l'éloigna de la cour sous le prétexte de
l'envoyer en Flandre signer la ratification de paix", p. 126, "Elle
Engagea le feu roi à favoriser à Rome le divorce de Henri", p.68. On
pourrait de la sorte allonger démesurément la liste (Boulogne, Calais, Londres,
Boulen, Poitou, Padoue, Reims), et tous les éléments nous conduiraient sans
doute à cette constatation: toutes les indications précises concernant l'espace
sont insignifiantes, ou ne dépendent exclusivement que du contexte. Leur
fonction consistant alors à apporter du réalisme, et une certaine diversité,
sans oublier, à chaque fois, des éléments virtuellement vérifiables (en
particulier les affaires de l'Angleterre, et le problème de la Flandre, qui
date du Moyen Age) Enfin, et c'est tout aussi notable, une représentation
intéressante de l'espace par évocation nous est fournie par les particules
nominatives, que l'on trouve à profusion: Mme de Valentinois, le duc de
Nemours, le duc de Guise, M. d'Anville, la princesse de Clèves, Mme de
Martigues, Mme de n,)urnon, etc. Si l'on peut constater que tout ne se trouve
pas en France (comme Clèves, duché situé en Allemagne), on note en particulier
que tous les personnages du roman de Mme de la Fayette sont des personnes
nobles, des propriétaires terriens qui n'ont pas besoin de travailler pour
gagner leur vie (d'où les intrigues). Si la représentation de l'espace n'est
ici pas explicitement figurée, toujours est-il qu'elle suggère un certain cadre
dans lequel s'inscrit l'histoire du roman ("la magnificence et la
grandeur"
Enfin, les représentations de l'espace les plus évidentes sont celles
qui touchent les lieux qu'habitent les
personnages, régulièrement ou ponctuellement. Parmi ceux-ci, évidemment, les
espaces fermés: la cour du Roi, où paraissent tous les personnages, et pour
laquelle il y a cet avertissement: "Si vous jugez sur les apparences en ce
lieu-ci vous serez souvent trompée: ce qui paraît n'est presque jamais la
réalité." Une importance est donc accordée à ce cadre spatial présenté et
représenté de manière négative. L'histoire nous apprend qu'effectivement Mme de
la Fayette nous peint une image plutôt fidèle de la cour du roi Henri Il. Nous
le remarquons, cet espace est fortement humanisé. on ne le détache pas des
personnages qui le hantent, et c'est la raison pour laquelle la représentation
qui nous en est donnée est forcément subjective, et donc un peu altérée. Par la
même, on se rend compte combien une oeuvre conditionne l'espace, et ne peut que
le représenter, rarement, si l'on puit dire, le re-présenter. Une autre
représentation concerne les lieux retirés. Dans La Princesse de Clèves, il
s'agit évidemment de la campagne, à Coulommiers. Cet endroit est régulièrement
mentionné, ponctuant les situations du roman, et revenant irrésistiblement
comme lieu de repos, de solitude ("elle la trouva dans une vie bien
solitaire", p. 13 1), loin des turpitudes de la cour. La Princesse s'y
réfugie par exemple après la mort de Mme de Chartres, ou bien pour s'éloigner
de sa passion du duc de Nemours ("Elle s'en alla à Coulommiers"', p.
130) Nous avons ainsi affaire à une vision très rangée concernant cet espace
rural: "La nature est sacralisée et l'urbanité mal aimée"
Ces différentes représentations de l'espace - évoqué, sacralisé ou mai aimé - ont-elles dès lors un sens, une fonction? Croirons-nous Malraux, qui prétend que la représentation est le moyen du style, soit qu'elle revêt du sens, un choix, d'où une fonction? Pour y répondre, nous nous cantonnerons à l'analyse, pour quelques éléments de l'espace dans La Princesse de Clèves, s'il y a choix ou non, et dessein ou non. Notre première approche concernera la cour. Tout un chacun sait en effet que la cour avait, à cette époque-là, une fonction précise. Et la présence à celle-ci d'autant plus. On s'en rend compte de manière vivante dans La Princesse de Clèves: tour à tour chacun s'impose d'être auprès du Roi, soit à son lever, soit aux différents repas, et, par force de flatteries, essaie de gagner des faveurs. C’est une telle attitude, à la même époque, fait écrire à La Fontaine, dans ses Fables (VII,7, La cour du Roi ):
On peut justifier cette affirmation en puisant dans les innombrables
intérêts de chacun, plus ou moins obscurs, qui jalonnent les premières pages de
la Princesse de C'lèves: "La cour était partagée entre MM. de Guise et le
connétable", p. 14, "Il était [ le maréchal de Saint-André] un des
favoris, et sa faveur ne tenait qu'à sa personne", p.15, "Ce comte la
[la reine Élisabeth] trouva instruite des intérêts de la cour de France et du
mérite de ceux qui la composaient" ou "Personne n'osait plus penser à
Mlle de Chartres [suite à une sombre suite de circonstances malheureuses], par
la crainte de déplaire au roi", p.25. Par ces différents exemples, on
comprend que la présence à la cour est un acte. Cela tient aussi pour toute
autre présence ailleurs qu'à la cour: oisifs, les personnages du roman, de
haute naissance, s'occupent de différentes manières, et parfois leurs intérêts
entrent en conflit: "Sitôt que le prince de Condé avait commencé à conter les
sentiments de M. de Nemours sur le bal, Mme de Clèves avait senti une grande
envie de ne point aller à celui du maréchal de Saint-André.", p.40. Cet
exemple parmi d'autres fait ensuite penser aux innombrables reprises où Mme de
Clèves refuse sa présence dans un endroit où se trouve le duc de Nemours, a
contrario où le duc de Nemours s'efforce de se présenter chez les femmes en vue
pour voir la princesse, etc. La fonction de l'espace, nous le percevons bien,
est ici sociale avant tout, pétrie des conventions d'alors. On s'attend les uns
les autres à des présences, parfois on invente des prétextes ("se trouver
mal"
De l'autre côté, il y a une représentation de l'espace tout à fait
sacralisée. Lieu de perdition de l'être humain, la ville fait fuir à la campagne.
Si stéréotypée que puisse être cette vision, elle est tout est fait justifiée
pour le roman de Mme de la Fayette. la campagne, non seulement
"meilleure" que la ville, est transfigurée (dans le sens suivant:
"- 4. Transformée en améliorant.", ibid. ) Elle en devient presque
merveilleuse, en particulier une de ses composantes, le pavillon de la forêt:
p. 13 1: "La liberté de se trouver seules, la nuit, dans le plus beau lieu
du monde, ne laissait pas finir la conversation", p. 133: "Voir au
milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu'il
adorait", p. 133, "une extrême curiosité d'aller voir le pavillon de
la forêt. Il en parla comme du lieu le plus agréable du monde"
Une autre composante de la campagne est le jardin, lui aussi idéalisé (cf. p 145: agitée, la princesse se retire dans le jardin, loin des faubourgs où elle pense être seule). Mais, tout autant que la campagne, il n'est pas aussi ancré dans la réalité que la cour. Lieu où l'obscurité est toujours présente, ce qui renforce sa valeur mythique, c'est un lieu où l'on erre, où l'on se perd (duc de Nemours), sphère du contact imaginaire ("la voir sans qu'elle sût qu'il la voyait, et la voir toute occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu'elle lui cachait, c'est ce qui n'a jamais été goûte ni imaginé par nul autre amant", p. 133). Ce jardin, notons, communique avec la forêt, et en même temps fait partie de la maison, du pavillon campagnard: nous avons donc affaire à un lieu ouvert (par contraste au lieu fermé de la Cour), complexe aussi. Il est en fait le lieu du désir secret: c'est là seul (avec la chambre où se trouvent les tableaux) que Mme de Clèves s'abandonne, ne contrôle plus son austérité. Associé à la figure féminine, certains psychanalystes l'ont même fait symbole du Paradis, lieu de sensualité, Car c'est dans ce jardin que, pour une unique fois, le mariage est perçu positivement par Mme de Clèves: "Plus de devoirs, plus de vertus qui s'opposassent à ce sentiment". Remarquons aussi que ce jardin est dédoublé par le jardin de Paris, sur lequel le duc de Nemours a une vue.
La Princesse de Clèves est un roman riche, de par son style, son
vocabulaire, ses intrigues. En l'entreprenant, Mme de la Fayette s'engageait à
dépeindre la cour de Henri 11, à recréer un univers prestigieux alors éteint.
Elle le fit avec exactitude, en rendant tout aussi bien, par la même occasion,
la cour de Louis XIV. Oeuvre de fiction, donc, la Princesse de Clèves passa
toutefois pour une nouvelle historique, grâce à son réalisme. En conséquence,
les représentations de l'espace sont parfois réalistes, et ont pour fonction le
vraisemblable historique. Mais parfois aussi, le réceptacle de l'humain,
l'espace, perd son caractère inerte et immuable: il se prête à une vision
positive, ou négative - de toute façon peu originale - et il est altéré; non
plus "rendu présent de nouveau", il est "perçu de nouveau"