LA MORT DE MANON

P. 151- 153, éd.  Librio

 

par Fontaine Didier

[voir le texte intégral]

 

 

INTRODUCTION

 

Les turpitudes et aventures rocambolesques qui ont conduit le chevalier des Grieux et Manon Lescaut en Louisiane semblaient s'être apaisées. Mais une idée fatale leur est venue: celle de se marier, premier pas pour consommer une reconversion, et entamer enfin une vie rangée, modeste et pieuse.

 

Ici va s'accomplir avec force l'ironie d'un sort que Des Grieux avait lui-même auguré: "J'ai remarqué, dans toute ma vie, que le Ciel a toujours choisi, pour me frapper de ses plus rudes châtiments, le temps où ma fortune semblait le plus établie".

 

Car si le fripon de Des Grieux et la catin de Manon, comme on a tantôt dit, ont opiné pour le mariage, le Ciel, lui, en a décidé autrement, et suscite un rival au chevalier des Grieux. Ce dernier n'a d'autre recours que le duel, durant lequel il blesse grièvement son adversaire qu'il croit laisser sans vie, pour prendre ensuite le parti de la fuite dans le désert d'un Nouveau Monde peu accueillant.

 

C'est là que Manon succombe d'épuisement.

 

Notre analyse de ce passage en rendra compte par l'examen de l'organisation du récit, qui fait place à une intéressante scène pathétique, dont nous problématiserons la signification d'ensemble.

 

 

1 / Structure du récit

 

 

A- Organisation

 

 

Il s'agit d'un récit parfaitement chronologique (quoiqu'il soit rapporté), et qui suit une linéarité sans surprise, sans rebondissement (// contraste)

 

On peut dégager trois temps forts:

 

1 / Les marques mutuelles d'affection des 2 amants, suivies d'une intervention du narrateur. 2/ La mort de Manon, une nouvelle intervention.

 

Y L'enterrement de Manon.

 

Le récit arbore une remarquable MODÉRATION (3 phrases exclamatives seulement) en contraste avec le reste du roman (peinture d'excès et de dérèglements, psychologie).

 

Par ailleurs, 2 interventions rapprochées > marquent -/' intensité de la douleur.

 

A plusieurs reprises, des Grieux, en racontant son récit, prévient le marquis de Renoncourt par des formules telles que:

 

X "Ceci n'a pas d'exemple"

 

- "Il faut l'avoir vécu" X "Il n'y a rien de pire" Cette fois-ci, formule similaire, tragique IR point névralgique. L'organisation est donc bâtie autour d'un fait unique: Manon Lescaut meurt, et avec elle s'estompe tout intérêt pour la narration, ou pour la peinture des sentiments amoureux de des Grieux. Ainsi, ce récit, quoique structuré et indispensable, semble être un récit forcé (difficulté et douleur de le faire, minimum dit, ne pas en demander trop > dénouement véritable. Le narrateur n'a plus le même enthousiasme, ni la même sincérité ( > profession de sincérité) On note par ailleurs FLUIDITÉ (pas de liens logiques lourds, utilisation d'une syntaxe simple, action dépouillée, not. > Enterrement) et SIMPLICITÉ (vocabulaire, juxtapositions) 13- Esthétique classique > Généralités romanesques:

 

 

* flou temporel: "aussi longtemps", "une partie de la nuit", "dès le point du jour", "que J'ai traîné, depuis", "vingt-quatre heures", "le second jour" > loin d'être au centre. lieu: direction > colonie britannique, traverser stériles campagnes, quelques montagnes très élevées: "deux lieues": 9 km "au milieu d'une vaste plaine", pas d'arbre pour se mettre à couvert. "Campagne couverte de sable".

 

 

> Décence:

 

 

* recours aux périphrases, euphémismes: "Je la perdis", "idole de mon coeur"; métonymie: "le

 

Ciel"

 

* absence de description; refus d'effets faciles.

 

* syntaxe simple, pas de discours direct: "Elle me dit d'une voix" > modération de l'expressivité. C- Ton du récit

 

 

> Tristesse: accablée, lassitude, mortellement, soupirs (2), malheureux. > Calme et chaleur: tendresse, ardeur, chaleur, doux, plaisir, tranquillement. 1-1 Tragique > pathétique: pleurer, horreur, déplorable, mourir, désespoir. Les deux personnages sont surpassés par les événements, ils sont dans une situation tragique, de là leur naît un certain héroïsme: la Fatalité est en train de l'emporter, ils ne peuvent que s'y plier.

Il / Une scène pathétique

 

 

A- L' Amour impuissant

 

 

> Nous avons la mise en scène d'un amour qui n'a jamais été aussi parfait: Manon, quoique accablée, n'a pour souci que le soin du chevalier: " 1er souci = change le linge de ma blessure".

 

> Tendresse, importance du contact physique: - "j'échauffai ses mains" - "en touchant ses mains" - "le serrement de ses mains" - "des marques d'amour"

 

Présence affirmée; mais contact: M'suffisant et inutile puisque Manon (accablée par la fatigue, froide et tremblante, voix faible => on note description + importante) meurt.

 

 

 

 

B - L'Amour sublimé

 

 

- Attitude de Manon la révèle courageuse: "aussi longtemps que le courage de Manon", pousse des soupirs, meurt en silence (sans se lamenter).

 

> le chevalier ne revient pas sur son amour du confort: elle accepte "malgré elle" tous les soins du chevalier des Grieux.

 

- Bravoure et héroïsme au moment de la mort: "marques d'amour, au moment même qu'elle expirait"

 

                IDÉALISATION ET SUBLIMATION

 

"ma chère Manon" / "l'idole de mon coeur"

 

 

C- Absence de révolte et pathétique

 

 

- présentation préalable du récit: "un récit qui me tue", "pardonnez", "horreur".

 

- "Je la perdis" > euphémisme, sobriété, quasi ellipse, pas de sentiment de révolte (alors qu'à d'autres occasions, le moindre doute sur santé ou bien-être de Manon > le font exploser, ex.: quand elle était à l'Hôpital).

 

- pas de larmes (pas expression de la douleur intérieure): "il ne sortit point une larme de mes yeux"

 

- tentation de la mort: dans le lignée de Tristan et Yseut. Vocabulaire: languissante, misérable, Jamais plus heureuse, attendre la mort 2x, jeûne, douleur, lugubre ministère ( > connotation sacrée, qui fait d'un enterrement sublimé un cérémonial quasi-religieux) ~

 

- Souffrances pour l'enterrement: creuser une fosse avec ses mains.

 

 

111 / Signification et valeur de la mort

 

 

A- Faut-il une signification ?

 

 

Cette mort, si elle n'était pas foncièrement prévisible, se révèle néanmoins être ce que le chevalier avait depuis le début de son récit appelé sa "perte":

 

• "l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte"

 

• "plus promptement que la délicatesse de Manon ne semblait le permettre"

 

Nombreux passages où chevalier anticipe (car il s'agit d'un récit en flash-back) son malheur à cause de Manon ("Hélas! Que ne le marquai-je un jour plus tôt!", "ainsi, je vais aider mon mauvais sort à consommer ma ruine, en y concourant moi-même volontairement")

 

> Valeur de la mort = punition ("rigoureusement puni"), connotation religieuse: Romains 6:23: "Le salaire que paie le péché, c'est la mort" > abbé Prévost en était sûrement conscient.

 

 

B- Un châtiment divin

 

 

A un certain moment, des Grieux faisait remarquer: "Le Ciel m'avait souffert avec patience tandis que je marchais aveuglément dans la route du vice, et ses plus rudes châtiments m'étaient réservés lorsque je commençais à retourner à la vertu".

 

> "Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni": Manon semble être punie par la mort, et Des Grieux par la solitude. Mais cette perspective de châtiment divin n'est pas exploitée: Des Grieux ne s'étend pas sur le sujet, ne témoigne d'aucun remord.

 

> châtiment divin suggère:

 

- une intervention de Dieu dans les affaires (ce qui serait embarrassant pour les religieux > pourquoi Dieu tolère-t-il donc le mal?)

 

- prédestination: la bonne ou mauvaise fortune d'un individu dépend uniquement de la grâce que Dieu lui a accordé à sa naissance, l'homme n'a, face au Destin, aucun poids.

 

 

C- Prévost moraliste?

 

 

Dans lAvis des Lecteurs, Prévost se donne pour ambition une certaine moralisation via une peinture du vice: "Outre le plaisir d'une lecture agréable, on y trouvera peu d'événements qui ne puissent servir à l'instruction des moeurs".

 

> Y a-t-il une morale? Quelle en serait la valeur?

 

Car le châtiment divin intervient d'une manière étrange, inattendue, il n'est que peu perçu comme tel.

 

De plus, la certitude qu'avait des Grieux d'une fin déplorable ôte à ce châtiment toute sa rigueur.

 

> indéniablement, en peignant la mort d'une passion de manière aussi sobre, l'abbé Prévost en fait quelque peu deux jansénistes en proie à une fatalité qu'ils n'ont su déjouer.

 

> Une leçon sur le bonheur: Manon, en mourant, voue le malheur de Des Grieux à la pérennité, celui-là même qui avait déclaré que, malgré ce que lui disait son ami: "Tiberge a beau dire, ce n'est pas là un fantôme de bonheur". Or, le fantôme était bien là, puisqu'en définitive Des Grieux perd le seul remède à son étrange maladie.

 

>Amour et passion: l'union de Des Grieux et de Manon Lescaut était rejetée par la société, les circonstances les ont mené à une vie marginale, ainsi l'on peut extirper un semblant d'explication et d'interprétation: le Ciel, selon Prévost, ne châtie pas les âmes foncièrement mauvaises, il châtie la duplicité. Car Des Grieux chancelle dangereusement d'un côté vers le vice, de l'autre vers l'austérité religieuse. Ce qu'il a d'impardonnable, c'est qu'il a été innocent, et qu'il pèche consciemment. En voulant transformer la passion violente qu'il nourrissait pour Manon en amour conjugal, honorable et respectable (en faisant fi des circonstances de cette passion), des Grieux commet une erreur: il oublie que "la vérité de la passion, c'est la transcendance de sa fin une fin inconnue et infinie ". Le mariage aurait terminé cette passion, et lui aurait donné une légitimité que refuse le Ciel: la punition tombe aussi sec. La morale suit.

 

 

CONCLUSION

 

La mort de Manon clôt le roman d'une manière pour le moins brutale. Mais bmtale était la passion, et son dénouement aurait eu du mal à différer. Prévost, dans ce morceau de bravoure, semble jeter le trouble sur la vision que nous avions du chevalier Des Grieux: il ne se livre pas à des emportements, ni à des larmes: son amour n'existait qu'à l'intérieur de lui, verser des larmes, sans doute, les verser dans un monde qui lui a ôté Manon, c'est concourir une fois de plus à son malheur, c'est le reconnaître, en avoir une preuve supplémentaire, et par là-même le condamner à une souffrance éternelle. Nous avons donc, pour cette mort de Manon, une scène pathétique, et elle l'est d'autant plus que nous devinons l'agitation qui doit tourmenter l'esprit du jeune chevalier.

 

L'art de Prévost consiste donc, à ce point névralgique où un malheur suprême survient, à faire de l'attitude du personnage celle d'un héros. Or, le héros a toujours raison contre tous, même si tout est contre lui. La leçon de Prévost est cependant en demi-teinte: la solitude de Des Grieux le punira-t-elle?

 

Certainement, mais elle va aussi lui permettre le retour sur le chemin de la vertu. N'a-t-il pas clamé, maintes fois, qu'à chaque fois que c'était le cas, le Ciel lui ménageait une autre aventure licencieuse?