FONTAINE Didier

FONTAINE Didier                                 Lettres Classiques 1

Jeudi 8 avril 1999

 

Exposé d' Expression

Française

 

Sujet. Dans ses Caractères, La Bruyère écrit - "Tout est dit, et l'on vient trop lard depuis plus de sept mille ans qu' 'il y a des hommes et qui pensent '. Comment recevez-vous cette opinion ?


 

 

1. Introduction

2. La Querelle des Anciens et des Modernes dans le temps

2.1 Signification contextuelle

2. 1.1 Bref historique de la Querelle au XVII ème

2.1.2 Opinion de La Bruyère

2.1.3 Pour une compréhension nuancée

2.2 Le problème de l'imitation au XX ème

2.2.1 Droits d'auteurs et plagiats

2.2.2 Les reprises : goût de l'ancienneté

2.2.3 Quand l'imitation débouche sur l'innovation

2.3 La double articulation : potentialités du langage

2.3.1 Quelques spécificités du langage humain

2.3.2 La double articulation

2.3.3 Combinaisons infinies

3 La création littéraire

3.1 Les acquis

3. 1.1 Considérations sur la création au Moyen Age

3.1.2 Continuité et changement

3.1.3 Le poids des découvertes

3.2 L'homme peut-il créer ex nihilo ?

3.2.1 Les Anciens ont inventé

3.2.2 La création littéraire : condition de la société et de son écriture

3.2.3 Possibilité de la création littéraire

3.3 La littérature comme miroir de la société

3.3.1 Découvertes: l'humanité évolue

3.3.2 La notion de progrès comme ombre du visage humain

3.3.3 Le passé comme acquis, l'avenir comme nouveau- de l'admiration et du respect, à la

confiance - Perspectives

4. Conclusion

1) INTRODUCTION

 

Au XVII ème siècle s est posée une crise de la conscience européenne. Elle n'était pas entièrement neuve, datant déjà de la Défense et illustration de la langue française, de Du Bellay et des poètes de la Pléiade. L'affaire toutefois ne prit pas d'ampleur. Elle resurgit violemment dans le dernier tiers du XVII ème siècle, sous l'appellation de Querelle des Anciens et des Modernes. C est précisément dans ce cadre que La Bruyère écrit ses Caractères. Au premier chapitre," Des ouvrages de l'esprit", il fait la constatation suivante : "Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent ". "On ne fait que glaner après les anciens", précise-t-il par la suite, et cela, bien sûr, nous fait penser aux propos du sage roi Salomon de l'antique Israël, qui dit dans l' Ecclésiaste 1:9-11 : ` Ce qui a été, c' est ce qui sera ; et ce qui s' est fait, c'est ce qui se fera ; et ainsi il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Existe-t-il quelque chose dont on puisse dire : " Vois ceci, c est nouveau --, ? Cela a déjà existé pendant des temps indéfinis. " Ce qu'il est intéressant de noter, c'est que ces propos ont été écrits 1000 ans avant la naissance du Christ, et qu'ils illustrent à merveille une situation de crise au XVII ème. Au-delà de l'apparent pessimisme de telles affirmations, qu'il faudra toutefois nuancer, cela pose le problème essentiel du progrès de l'humanité, et soulève des questions telles que : le génie humain est-il statique ? L' innovation et l'imagination sont-elles des chimères ? Ou: a-t-on déjà tout dit, et tout écrivain est-il voué à imiter quelque auteur antique, qui en aurait fait autant, puisque dès le départ de l'humanité tout existait déjà ? Les réponses ne sont pas évidentes, même pour Y homme du XX ème siècle, qui à présent a perdu toutes ses illusions. Pour recevoir l'opinion de La Bruyère avec le recul qui s impose, nous analyserons donc ce fameux problème de la Querelle des Anciens et des Modernes, dans une première partie. Puis nous examinerons de manière critique la création littéraire, pour nous demander si tout est dit, et si tout, à la réalité, peut se dire. Enfin, dans une troisième partie nous envisagerons la notion du progrès et son rapport à la littérature. 11) SIGNIFICATION DE L'OPINION DE LA BRUYÈRE

2.1 Signification contextuelle

L'opinion de La Bruyère s inscrit dans le cadre, comme nous l'avons dit, de la Querelle des Anciens et des Modernes. Très simplement, cette Querelle posait le faux problème de la supériorité effective ou non des Anciens sur les Modernes, ce qui sous-tend des problèmes d une tout autre envergure, notamment en soulevant la question du progrès et de la naissance d'idées nouvelles, soutenues par une nouvelle esthétique. Des idées nouvelles voilà bien un élément qui n était pas courant à 1 époque, car depuis longtemps on avait pris pour habitude d'imiter, tout en croyant de facto que tout avait déjà été dit : ainsi des ouvrages comme Les Caractères, lArt poétique, les Fables et bien d autres encore étaient de simples imitations remises au goût du jour. C'est pourquoi lorsque quelques uns, parmi lesquels, au premier rang, le conteur Charles Perrault, affirmèrent que 1 on pouvait surpasser les Anciens, et ceci par l'imagination, l'avancement des sciences et d autres éléments de ce genre, la Querelle éclata. La nature, disait Perrault, est toujours la même en général dans toutes ses productions ; mais les siècles ne sont pas toujours les mêmes ; et, toutes choses pareilles, c est un avantage à un siècle d'être venu apres les autres Afin de mieux saisir les arguments en présence, citons les deux partis

 Les Anciens

            On ne saurait en écrivant ( ... )surpasser les anciens que par leur imitation           Les

Caractères 1, 15 - La Bruyère

 

"(  ... ) Quand enfin 1 on est auteur, et que 1 on croit marcher tout seul, on s élève contre eux (les anciens), on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d un bon lait qu ils ont sucé, qui battent leur nourrice", 1, 15. - La Bruyère

 

Les Modernes:

 

Il n y a pas lieu de s'  incliner devant les Anciens à cause de leur antiquité, c'  est nous plutôt qui devons être appelés les Anciens. Le monde est plus vieux maintenant qu'autrefois et nous avons une plus grande expérience des choses", - Descartes.

 

"Ceux que nous appelons Anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses... Pascal.

 

Nous le remarquons aisément, les Modernes avançaient pour arguments la notion d acquisition d expérience avec le temps, autrement dit de cheminement, plus ou moins

 

aléatoire, de l'humanité. En affirmant que tout était dit, non seulement la Bruyère se rangeait du côté des Anciens, mais aussi et surtout défendait 1 ) idée que la création littéraire, l'imagination, était tout bonnement impossible.

 

La Querelle, rappelons-le, était née au sujet des inscriptions des tableaux de Lebrun exposés dans la galerie de Versailles, dont on ne savait si on devait les graver en français ou en latin. La langue moins savante fut choisie, et c est ce qui entraîna des auteurs comme Boileau ou

 

Racine contre des Fontenelle ou des Perrault. Mais entendons-nous - les Modernes ne faisaient pas table rase du passé, ni ne méprisaient les auteurs classiques, appelés les Anciens. Ils contestaient simplement la supériorité intouchable que certains leur admettaient. C est ce

 

qui ressort de ce propos modéré de Fénélon, consigné dans sa Lettre à lAcadémie (1714) :

 

Je me garde de vouloir juger en parlant ainsi; je propose seulement aux hommes qui ornent notre siècle de ne mépriser point ceux que tant de siècles ont admirés. Je ne vante point les Anciens comme des modèles sans imperfection; je ne veux point ôter 1 espoir de les vaincre;

 

je souhaite au contraire de voir les modernes victorieux par l'étude des anciens qu ils

 

auront vaincu . La Querelle ne fut donc pas une rupture totale. Elle marqua plutôt un tournant, tournant d'une certaine humanité qui, consciente de son passé classique, voulut sien affranchir.

 

2.2 Le problème de l'imitation au XX ème siècle

 

Aujourd'hui, qu'en est-il? La Querelle des Anciens et des Modernes a-t-elle eu des répercussions évidentes dans la Littérature moderne ? Y répondre précisément et avec une parfaite exactitude serait hasardeux. Disons simplement que les situations ont bien évolué. Les écrivains modernes sont en face d une masse assez impressionnante de lois qu ils sont

 

sensés ne pas ignorer, lois concernant les droits d auteurs de chacun, la propriété intellectuelle - ce n'est pas la même chose ! -, etc. On suppose donc de l'écrivain une certaine originalité, autrement dit on attend de lui de l'innovation. S'inspirer d'une autre oeuvre, ancienne ou non, est ressenti comme quelque chose de tout à fait blâmable : on parle de plagiat. Au XVIII ème siècle, pourtant, Voltaire en disait : "  il est si commun qu'on ne peut le poursuivre.", Politique et Législation, Prix de la justice et de l'humanité. Puis au XIX ème,  Théophile Gauthier en disait, en parlant d'un individu en particulier: "(  ... ) on lui avait intenté des plagiats imaginaires; on rapprochait des passages de son livre avec des passages d'auteurs anciens ou modernes (  ... ) ", Préface de Mlle de Maupin, éd, Matoré, p. 44. Le plagiat, nous le remarquons, est différemment perçu selon les époques et les individus, même si, comme Giraudoux, ce constat fait évidence : "Le plagiat est la base de toutes les littératures."

 

Siegfried et le Limousin, 1, 6. ).

 

Actuellement, le plagiaire peut toutefois tirer profit des lois, en jouant sur les nuances que Charles Aussy fait ressortir dans son Mémento du droit d'auteur (p.76)  : "  Il ne faut pas confondre la contrefaçon, qui est un délit, avec le plagiat, qui expose simplement son auteur à une réprobation morale (  ... ) Elle [la jurisprudence] a estimé qu'il n'y avait pas contrefaçon ( ... ) dans le fait d'emprunter à un ouvrage considérable un certain nombre de passages, composés de lignes éparses et disséminées à leur tour dans un ouvrage non moins important, avec des similitudes de passages s'expliquant d'ailleurs par la nature spéciale des ouvrages."

 

Voilà donc bien un statut quelque peu ambigu : notre société désapprouve quiconque s'empare des idées d'autrui, mais, puisque c'est un fait répandu et pour ainsi dire allant de pair avec celui qui prétend créer du nouveau, on se contente d'une réprobation morale.

 

Il n'empêche que l'imitation est parfois ressentie tout à fait positivement : les différentes reprises de livres (adaptation pour la jeunesse, rééditions), ou de films en témoignent. A ce sujet, La Fontaine, reprenant les fables d'Ésope ou de Pilpay, signalait :

« et, me laissant guider,

souvent à marcher seul j’ose m’hasarder.

On me verra toujours pratiquer cet usage:

Mon imitation n'est point un esclavage ».

 

 Celles-ci d'ailleurs sont l'exemple le plus concret du fait qu'en reprenant une oeuvre antérieure, un artiste ne fait jamais une copie conforme, mais plutôt l'adapte à la société dans laquelle il vit, interprète, lui donne un souffle nouveau. Quelques exemples:

 

- Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli face à Roméo + Juliette de Baz Luhrmann - les différentes versions du Titanic.

 

- les innombrables interprétations de Dracula, ou de Frankeinstein.

 

Qu'est-ce qui change à chaque fois? Les moyens, bien sûr. Et surtout, la façon de considérer les choses, qui est toujours nouvelle. Ainsi, et c'était le but que nous nous donnions en prenant ces exemples, il est indéniable que la reprise, l'imitation, qui est source d'inspiration, est à l'origine de l'innovation.

 

2.3 La double articulation: potentialité du langage.

 

Sans nous y attarder, rappelons toutefois ce que nous devons tout à la fois à André Martinet et Ferdinand de Saussure, ainsi qu'un petit nombre d'autres linguistes: notre langue est caractérisée par un nombre fini de sons, répartis entre voyelles et consonnes. En les assemblant, on obtient des unités, qui peuvent être des unités signifiantes, des morphèmes lexicaux, ou des unités significatives, des morphèmes grammaticaux. Dans son ouvrage Éléments de linguistique générale, André Martinet signale en effet: "Comme tout signe, le monème est une unité à deux faces, une face signifiée, son sens ou sa valeur, et une face signifiante." F. de Saussure dit quant à lui: "( ... ) en matière de langage, l'articulation peut désigner ou bien la subdivision de la chaîne parlée en syllabes, ou bien la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives.", Cours de linguistique générale, Introduction, II, p. 26,

 

Que faut-il retenir de ces quelques spécificités du langage? Surtout, que cette double articulation permet la production d'une infinité d'énoncés ! Sans logomachie, on peut donc nier, mais d'un point de vue purement formel, que tout a déjà été dit.

 

Nous poursuivrons donc notre réflexion en considérant un aspect nuancé de l'opinion de La Bruyère: quand il disait que "tout et dit et l'on vient trop tard", il entendait plutôt: "on ne dira rien de plus que ce qui a déjà été dit par d'autres penseurs", non que "toutes les idées ont été formulées", ce qui est impensable, et ce qui, malgré peut-être La Bruyère, est aussi signifié dans ce qu'il dit.

 

III) LA CRÉATION LITTÉRAIRE

3.1 Les acquis

 

Pour le Moyen Age, il est difficile de parler de création littéraire. Les acquis sont ambigus, on sait qu'il y a un fond d'origine celtique, une culture folkloriste populaire, mais on n'en attribue l'invention à personne, et s'en inspirer quand on écrit relève de la plus grande légitimité, et de la pure logique. A cette époque, aussi, il est rare que l'écrivain se perçoive comme créateur. Ce serait un blasphème: tout provient de Dieu, et ce que peut seulement ajouter un auteur, c'est son temps, sa patience, son application, et un peu de génie ( qui aussi un don de Dieu ) . C'est ce qu'affirment tout au moins Chrétien de Troyes au début du Chevalier de la Charrette, ou Marie de France au début de ses Lais. Pour cette dernière, le souci n'est pas d'orner un lai, de le "romancer": son unique préoccupation réside dans la tâche qu'elle se donne de préserver par écrit une tradition orale. Elle ne s'attribue aucun mérite, comme aucun auteur, d'ailleurs, dans l'abondante littérature médiévale. On part d'un acquis commun: ce que Dieu accorde. Quand bien même un écrivain ferait preuve d'innovation, ou inventerait, il l'attribuerait le mérite et l'idée à un Etre Suprême, ou pis ne s'en rendrait pas compte du tout. D'invention, donc, on ne parle pas au Moyen Age même si fleurissent des genres de toutes sortes, tels que les chansons de geste, les romans, les poésies lyriques, les élégies...

 

Depuis cette époque, de multiples autres genres se sont ajoutés. On a créé de nouvelles formes, correspondant à de nouvelles choses à dire, sous les formes les plus diverses: les nouvelles, les contes, les romans historiques, d'aventures, de science-fiction, etc, se sont immiscés dans la littérature.

 

A cela une raison précise: l'humanité, dans son savoir et sa mémoire, a connu des changements. Des découvertes scientifiques ont ouvert de nouveaux horizons, ainsi l'on ne peut plus appréhender les mêmes choses à la façon des Anciens, et s'obstiner à voir dans la foudre une manifestation de la colère de Jupiter - ce qui peut facilement se transcrire en poème - plutôt qu'une décharge électrique serait une erreur. Nous n'avons plus les mêmes craintes, ni les mêmes aspirations que nos prédécesseurs: nos paradigmes scientifiques, religieux, et même moraux, ne sont plus les mêmes: ce que nous avons à léguer aux générations à venir ne peut en conséquence pas être identique à ce que nos ancêtres nous ont légué. Apparaît un ordre des choses, une continuité. Nos mœurs ne sont plus aussi austères que purent l'être celles de stoïciens du passé, qui ont beaucoup écrit, ou bien encore de Spartiates de Lacédémone. Tout cela nous porte donc à envisager la notion des acquis, le problème consistant alors à savoir s'il est acceptable, ou bien, comme le soutenait La Bruyère, toutes les époques possèdent le même patrimoine de départ. Citons pour ce faire ce qu'écrit  Saint-Évremond dans son ouvrage Sur les poèmes des Anciens: "Nous aimons les vérités déclarées: le bon sens prévaut aux illusions de la fantaisie, rien ne nous contente aujourd'hui que la solidité et la raison. Ajoutez à ce changement de goût, celui de la connaissance. Nous envisageons la nature autrement que les Anciens ne l'ont regardée".

 

Au XVI ème siècle, les poètes de la Pléiade avaient remis au goût du jour les langues anciennes telles que le latin, le grec et l'hébreu. Ainsi, on s'était de nouveau penché sur les littératures de l'Antiquité, revenant à une sagesse que l'on croyait inégalée. Au XVII ème siècle, un certain nombre d'éléments permirent une démarcation de cette façon de penser. Ces éléments sont essentiellement d'ordre scientifique: on découvrit en effet, en autres, les liens existant entre l'algèbre et la géométrie (Descartes), on inventa la lunette astronomique (Galilée), on mit en évidence la gravitation (Newton), on élabora la première machine à vapeur, enfin Harvey découvrit la circulation du sang. Comme on s'y attend, de telles nouveautés contribuèrent à établir d'autres manières d'appréhender les choses, et donc de les transcrire par écrit. C'est à cette époque que l'esprit cartésien naquit, c'est aussi cette époque qui fut baptisée le "siècle de l'ordre", principalement de 1600 à 1660. Moins d'un siècle plus tard, Voltaire en dira, non sans une certaine ironie qu'on lui reconnaît: "Il faut avouer que les inventeurs des arts mécaniques ont été bien plus utiles aux hommes que les inventeurs de syllogisme". Sur ce, disons qu'il est évident que chaque époque possède une culture, une ambiance qui lui est propre, et qu'elle l'hérite de son passé, de sa mémoire. Mais force est de reconnaître, aussi, que chaque époque lègue des acquis.

 

3.2 L'homme peut-il créer ex nihilo ?

 

Comme nous l'avons vu, le langage humain a des spécificités qui peuvent se révéler surprenantes, surtout lorsqu'il est écrit, car alors, s'il est conservé, peut s'immiscer l'éventualité de différentes interprétations. De même, le langage conditionne la création, et, sans aucun doute, l'invention de l'écriture arrêta une manière de penser qui se considérait comme mûre, et capable de créer à l'infini. Nous allons essayer d'éclairer ces considérations. Les Anciens ont inventé: vient un moment, lorsque l'on remonte dans le temps pour tenter de déterminer si tel ou tel auteur ancien ne s'inspire pas d'un auteur plus ancien encore, où il faut arrêter la recherche, et se rendre à l'évidence, et accepter un nec plus ultra. On peut bien sûr prétendre que les preuves matérielles sont les seules à manquer pour la recherche, et qu'à coup sûr un auteur s'est inspiré d'un autre, mais ce serait différer le problème, non le résoudre, et surtout, ce serait spéculer ( sur un élément moins vraisemblable que l'idée d'invention ). De plus, cela serait supposer que tout écrivain s'est toujours inspiré de quelqu'un: à quand, dès lors, le premier écrivain, s'il a jamais existé? Cela revient au fameux problème de l’œuf et de la poule, dont la solution est simple pour qui accepte une création : bien sûr, la poule est née la première, car elle a été créée dans un état fini, puis l’œuf a été engendré. De même, un homme a d'abord existé, puis a pu devenir écrivain, et a engendré des idées: les siennes. Les idées, on le conçoit mal, n'existaient pas avant qu'une forme d'intelligence puisse en faire état.

 

L'écriture permet une création qu'elle conditionne: dès le moment où se figea à peu près l'écriture, une infinité d'énoncés était virtuellement envisageable. On pouvait donc créer ce qui ne l'avait pas été depuis lors. Seulement, avec la succession des époques, un nouveau problème s'est posé, donc Roland Barthes tente de rendre compte sans son Degré zéro de l'écriture, 1, "Qu'est-ce que l'écriture?": pour lui être fidèle, citons les quatre étapes principales de sont raisonnement:

 

> "L'écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets, l'écriture est fonction".

 

> "L'écriture naît d'une confrontation entre l'écrivain et la société".

 

21 "Le choix, puis la responsabilité d'une écriture désignent la Liberté, mais cette Liberté n'a pas les mêmes limites selon les différents moments de l'Histoire".

 

LI "L'écriture est précisément ce compromis entre une liberté et un souvenir",

 

I/ Lorsqu'il parle de solidarité, Barthes veut dire que la création, via l'écriture, est toujours possible, mais qu'elle est conditionnée: un écrivain ne peut ignorer le sens des mots - mots qui ont, par des écrivains du passé, revêtu des acceptions engageantes. Formuler devient alors s'engager, et cela peut faire le dépit d'un écrivain qui voudrait être neuf ou innocent. 2/ Alors, l'écrivain doit se contenter d'une confrontation, et choisir, ou bien avoir présent à l'esprit ce qui s'est déjà fait, et s'en démarquer - ce qui est plus difficile, niais possible. Y Le choix de l'écrivain n'est en conséquence pas le même à travers les âges: actuellement, les mots sont beaucoup plus chargés de motifs qu'ils ne l'étaient il y a quelque siècle: pour prendre un exemple concret, le mot "voiture" n'a plus du tout le même sens aujourd'hui qu'il ne l'avait au XVII ème. Il n'a plus le même sens, et n'évoque plus non plus les mêmes choses. Donc, la création littéraire d'un écrivain dépend bel et bien, quel que soit son génie, de la société dans laquelle il vit, et du langage dont il se sert, langage qui conditionne sa pensée (cf. Bergson: "La pensée est immanente au langage"), et qui n'est plus aussi pur et innocent.

 

4/ Ainsi l'homme peut créer ex nihilo, à condition de respecter les moyens qu'il se donne: s'il prend la liberté d'écrire, il s'engage à être signifiant de par les normes de l'écriture (cf Grammaire, syntaxe, orthographe): point de libre arbitre autre que celui de l'emploi de la contrainte scripturaire ! Quant à l'identité formelle de l'écrivain, elle est transcendante à l'écriture ['l'identité formelle de l'écrivain ne s'établit véritablement qu'en dehors de l'installation des normes de la grammaire et des contraintes de style", Le degré zéro de l'écriture, R.B,  1"].

 

Si la création littéraire est possible, il n'est pas trop tard. 3.3 La littérature comme miroir de la société

 

Ce serait donc être d'un pessimisme outré que de considérer l'intelligence humaine comme stérile, et ne croire qu'au génie du passé, soit conservé, soit dépéri, mais aucun cas enrichi. Car:

 

I/ Tout n'a pas été dit (ni ne peut l'être

 

2/ Les découvertes scientifiques bouleversent nos paradigmes, et créent de nouvelle idées ex: l'hélio centrisme a fait couler beaucoup d'encre sur un sujet où l'on croyait que tout avait déjà été dit ),

 

Y Les hommes continuent à penser, différemment et en tenant compte à la fois des découvertes de leur temps et des erreurs avérées du passé,

 

4/ L'humanité peut donc s'améliorer, et la création littéraire n'est que le reflet d'une humanité qui se regarde à un moment contingent de l'Histoire.

 

Il faut donc faire intervenir la fameuse notion du progrès, dont le sens, selon Le Grand Robert de la langue française, est le suivant: " 4. (1757; parfois avec un P majuscule). Le progrès, le Progrès : l'évolution de l'humanité, de la civilisation (vers un terme idéal)", 1532, «développement»; lat. progressus «action d'avancer», de progressum, supin du v. progredi, de pro-, et gradi «marcher, s'avancer». Ce que l'on peut remarquer, en autres, c'est que le terme de progrès n'eut pas avant le XVIII ème siècle le sens courant que nous lui donnons aujourd'hui. On s'en rend compte si l'on sait que c'est en 1694 que l'on fixa son sens par cet énoncé: "Le progrès journalier du soleil" (Académie 1694), dans le sens: l'ascension du soleil. Il ne faut donc pas se méprendre sur les époques, même si, par exemple, La Fontaine eut l'intuition, au XVII ème, de ce que nous nous appellerions le progrès lorsqu'il écrivit:

 

"Dieu désapprendrait-il à former les talents?

 

Les Romains et les Grecs sont-ils seuls excellents?

 

-Epîtres à Huet, 1687. De la même manière, Saint-Évremond raisonna de la sorte: "Si Homère vivait présentement, il ferait des poèmes admirables, accommodés au siècle où il écrirait. Nos poètes en font de mauvais, ajustés à ceux des anciens." (Sur les poèmes des Anciens, 1686). Ces deux exemples nous permettent de comprendre que, pour être fertiles, les écrivains ont tout intérêt à s'inscrire dans leur temps, y apporter de la nouveauté, leur nouveauté - car il est certain qu'ils n'ont pas existé de par le passé: ils ont donc quelque chose de plus à dire. Une définition de l'écrivain formulée par Jean-François Revel va tout à fait dans ce sens: "Est écrivain celui dont on peut affirmer que, s'il n'avait pas existé, ce qu'il a écrit n'aurait pas existé, ni sa façon de le dire". A défaut d'idées complètement nouvelles, tout écrivain fait donc progresser l'humanité dans la mesure où il lui apporte une vision du monde supplémentaire, irremplaçable puisque singulière, contingente certes, mais dont tout l'intérêt est qu'elle fait état d'un moment de l'histoire pour un individu.

 

Le passé ne peut donc être considéré que comme un acquis, passé où ont existé de nombreux penseurs qui ont laissé des traces, traces qui ont contribué à modeler l'époque où nous sommes rendus, mais qui n'ont pas fait arrêter l'homme de penser. A notre tour nous devons laisser des traces, les nôtres - elles seront nouvelles, c'est certain. L'avenir, qui ne peut être, par définition, que ce qui n'a pas encore existé, sera forcément nouveau.

 

Ce qu'il reste à faire, c'est respecter le passé, le comprendre, pour modeler le présent. Dans la Préface de ses Souvenirs d'enfance ( p. 20 ) Renan va dans ce sens, puisqu'il dit: "Les vrais hommes de progrès sont ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé."

 

4. CONCLUSION

 

En affirmant que tout, à son époque, était déjà dit, La Bruyère avançait l'opinion selon laquelle toute tentative d'inventer ou d'innover était vouée à n'être qu'une reprise de ce qui avait tantôt déjà été formulé.

 

C'était présumer du langage, de l'écriture, du génie humain, et nier toute amélioration, ou toute éventualité pour chacun d'avoir de la valeur par sa seule originalité ou singularité d'existence, et donc, en puissance, de témoignage.

 

Finalement, on se rend compte, à l'encontre de ce à quoi on pourrait s'attendre, que les reprises autant que l'imitation débouchent, si l'on s'en donne la peine, à du nouveau. On aperçoit aussi que, les techniques scientifiques évoluant, de même que les mœurs ou encore les coutumes religieuses, il est évident qu'un individu, selon l'époque dans laquelle il se trouve, n'a pas le même témoignage à donner, ni les mêmes points de vues à partager. La première étape consiste donc, bien sûr, à être en phase avec la société qui est la nôtre, pour savoir justement si nous nous y conformerons, en y trouvant les topiques ["- 1. Hist. de la philos. (Dans la logique et la rhétorique de tradition aristotélicienne). Relatif aux lieux communs."] qui nous conviennent, ou bien si nous nous efforcerons, par nos raisonnements, nos idées, et nos manières, de changer ce qui ne nous semble pas convenir - ou simplement laisser notre trace. C'est là toute la magie de l'écriture, et le bonheur qu'en retire l'écrivain, bonheur dont Alphonse Daudet nous dit qu'il "ne se blase jamais" Et d'ajouter: "Ouvrir le premier exemplaire de son oeuvre, la voir fixée, comme en relief, et non plus dans cette grande ébullition du cerveau où elle est toujours un peu confuse, quelle sensation délicieuse!" (Contes du lundi, «Le dernier livre».) Délicieuse sensation, en effet, que celle de savoir que l'on a écrit: la page était blanche, puis elle s'est couverte de nos pensées, formulées à notre façon. On peut s'imaginer que, grâce aux supports modernes, celles-ci demeureront longtemps conservées, accessibles à d'autres penseurs qui viendront dans le futur consulter les acquis que le présent forge en ce moment. Alors on éprouve une satisfaction suprême: Cogito ergo sum (Je pense donc je suis) disait Descartes. L'écrivain, non moins rassuré, contemple son oeuvre, son témoignage, et peut lui aussi clamer dans la langue savante: Fui, ergo cogitavi. (J'ai existé, donc j'ai pensé). Tout n'était pas dit, il n'était pas trop tard, car on ne me connaissait pas encore.