INTRODUCTION
Puisant de nouveau dans la "matière de Bretagne", Marie - pour son lai du Chèvrefeuille - plonge dans le cycle arthurien, et plus précisément dans la légende de Tristan et Iseut. Mais plutôt que de raconter le contenu de l'histoire (que l'on sait parsemé de péripéties), Marie fait preuve d'une certaine originalité vis-à-vis de la légende que nous analyserons par l'étude de la métaphore (v. 61 - 104). Toutefois, pour nous mettre en condition, précisons dès lors que c'est le lai le plus court du recueil, que son intérêt n'est pas la "remambrance" - puisque Marie avoue dès le début avoir lu et entendu à propos de cette légende- , et que, en quelque sorte, ce lai est une mise en abîme: on apprend à la fin , par la compositrice de lai qu'est Marie, que c'est Tristan lui-même qui aurait fait le lai du Chèvrefeuille.
LECTURE DU PASSAGE: V. 61 - 104
* La légende de Tristan: complète, nombreux détails, différentes versions Thomas, Béroul, anonymes). Intervention massive éléments merveilleux: philtre, nains et géants, dragon, etc.
Or, on sait que, dès le début, Marie prend le parti d'exposer ses sources: orales & écrites. Donc: volonté non pas version supplémentaire, mais originalité => laquelle?
* Contenu: Tristan, chassé de la cour du roi Marc, apprend que Guenièvre ira avec celui-ci à Tintagel. Or, il connaît le chemin du cortège royal. Il décide donc de profiter de l'opportunité pour graver un message sur une baguette de noisetier: son nom, et, peut-être, une phrase d'amour. Guenièvre l'aperçoit, et les deux amants passent un moment ensemble.
: Ce contenu est manifestement ANECDOTIQUE: il n'apporte presque rien à la légende, légende qui, on le sait, est conservée par ailleurs sous déjà bien des formes. Quelles sont donc les motivations de Marie de France ?
* Amour et souffrance: cf. Contexte (séparés, besoin de se voir l'un l'autre, opportunité d'une rencontre)
* Les deux amants "ne peuvent vivre l'un sans l'autre": v. 67, v. 78, v.104.
: Cf. Les Deux Amants, p. 181, v. 236-237 : Dès que la dame éprouve la mort de celui qu'elle aime; elle meurt.
* "le noisetier": traduction de "la coldre"
L'autre nom du noisetier = le coudrier, or, selon un dictionnaire des symboles, le coudrier joue un rôle important dans les croyances populaires, et dans la MAGIE, à cause de:
- la souplesse de son bois
- la précocité de ses branches
- le fait que l'on croyait qu'il ne pouvait être atteint par la foudre.
: La baguette de coudrier: recherche d'éléments précieux (ex.: sourciers), or, eau.
Donc: utilisation de "noisetier" peut-être pas tout à fait innocente.
De plus, le terme "coldre" était aussi utilisé comme nom féminin. Ex.: Le Frêne, p. 105, v.354 : "LA demoiselle se nomme Coudrier", "La Coldre a num la dameisele"
* Il n'est pas rare de voir des interprétation soutenir que le bâton, support du message, est un symbole phallique, mais c'est admettre des visions psychanalytiques entièrement modernes dans un écrit antique. L'attitude raisonnable et préférable reste donc de se reporter à ce que dit à propos Joseph Bédier dans sa préface du Roman de Tristan et Iseut:
On a souvent été:
- dur avec Marie <--> art poétique
- + clément <--> sobriété et densité de l'énonciation.
"La première et la + frappante des qualités de Marie est un rare talent d'aller à l'essentiel" - Lods .
Dans le Chèvrefeuille:
==> les événements s'enchaînent les uns après les autres
==> il n'y a pas de péripétie, ni un quelconque élément venant briser une harmonie initiale. Si Tristan décide de rencontrer Guenièvre, c'est de son propre chef, il tient son information de paysans, mais uniquement parce qu'il le leur a demandé.
==> les opposants ne sont pas affichés (barons à la cour du roi Marc, ex.). > Circonstances > sympathie.
Qq s/ étude de l'énonciation:
* la reine s'avance v.79 > aperçoit, reconnaît, donne l'ordre, v.79-84. (très peu de verbes, action dépouillée allant à l'essentiel)
* v. 91: "S'écartant" >> "découvre", v.92: Pas de recherche, les deux amants se trouvent immédiatement et sans difficultés.
* v. 103-105: "mes quant ceo vint al desevrer
dunc commencierent a plurer"
/---> suite logique plate et rapide, très sobre et dense.
> Prologue: sources / résumé rapide v.1-10
v. 10-35: contexte: Tristan expulsé
v. 35-43: moteur de la trame: informé du passage du cortège ds forêt
v. 44-60: préparation du message
v. 61-67: contenu du message
v. 68-78: métaphore du chèvrefeuille
v. 79-104:entrevue
v. 58 apparaît la métaphore du chèvrefeuille, qui s'étend sur 11 vers seulement (i.e moins 1/ 10e du lai )
Son cadre est plus longuement explicité, ainsi que ce lui fait suite.
Pourtant, le lai porte son nom ==> mise en valeur.
* D'un point de vue formel, il s'agit d'abord d'une COMPARAISON
Cf. v.69 "cume dem chievrefueil esteit"
La traduction rend l'ancien français comme suit: "Ils étaient tous deux / comme le chèvrefeuille"
> "tous deux": cette expression ne permet pas de savoir QUI, dans l'esprit de Marie, est le chèvrefeuille, et qui le noisetier [Nous y reviendrons]
* Cette comparaison est REALISTE:
- utilisation de termes logiques: "cume", v.69 / "quant", v.71 / "mes",v.74
- exactitude scientifique (v.74-75): la séparation, dans une symbiose végétale, peut avoir pour résultat le dépérissement des deux plantes.
- Cette comparaison débouche sur une métaphore de l'Amour: deux être vivants sont comparés à un phénomène naturel, il y a recors à l'IMAGE, dont le message est le suivant: l'Amour ne supporte pas la séparation, la séparation équivaut à la mort. "Ainsi", v.77 lien logique (cf. prologue, Marie joue sur connaissance de la légende)
Cette métaphore évoquant une SYMBIOSE (sum = avec & bio = vie), i.e. COMPLEMENTARITE (notion biblique), Destin lié: si l'un meurt, l'autre aussi (motif folklorique)
* 1° Double négation, avec anaphore de "ni"=>stricte restriction, pas d'issue
2° Suite de MONOSYLLABES "Ni vous sans moi, ni moi sans vous"
3° CHIASME
Trois effets de langage insérés dans une métaphore de l'amour ==> cela montre combien celle-ci est au centre du lai (importance), d'autant que l'on sait ces procédés assez étrangers à Marie de France.
Puisque l'époque moderne est friande d'analyses poussées dans un texte qui ne s'y prête pas forcément, je suis obligé de ne pas occulter un aspect de la question de la métaphore, qui est composé de 2 problèmes:
* - message assez long
- instrument: couteau
A première vue: invraisemblable, même si Marie le laisse entendre. Selon Ch. Martineau-Genieys, le message ne serait pas écrit entier sur la baguette, et un argument que l'on pourrait avancer pour cette thèse est que, dans ce lai, Marie ne recourt absolument pas au merveilleux, vise plutôt le réalisme (pour susciter sympathie), et l'intrusion d'un élément aussi peu réaliste pourrait alors surprendre. >> Seule occurrence d'un fait non réaliste?
* D'autres soutiennent que la "sume de l'escrit" v.61 = une lettre que Tristan aurait envoyée à Iseut, ce qui irait dans le même sens que la thèse précédente.
(c) Mais le texte original ne permet aucune déduction définitive.
Certains: le chèvrefeuille = Iseut
>> Car la femme gravite ("s'enroule") autour de autorité/domination homme (vision biblique, Genèse: "ton désir ira vers ton mari, et lui, il te dominera)
D'autres: Chèvrefeuille = Tristan
>> + dans l'esprit courtois. Rappelons à ce titre que le coudrier, en ancien français, est de genre féminin: "la coldre". Rappelons également que, dans ce lai, Tristan est exilé. Iseut est encore reine et a du pouvoir, donc une stabilité, et une certaine rigidité plus à même d'être rapprochée du noisetier que du chèvrefeuille.
CONCLUSION
Tout en précisant clairement ses sources vis-à-vis de la légende, Marie de France prend toutefois quelques libertés. Pour n'en citer qu'une, le passage correspondant du poème d'Eilhart est sensiblement différent, puisque Tristan y est accompagné de Koherdin, et que la baguette de coudrier lancée sur le cheval d'Iseut n'entraîne pas une entrevue immédiate.
Par ailleurs, à la lecture de ce lai, l'on est surpris d'attendre le rapport au titre plus longuement que pour la plupart des autres lais. Quand enfin celui-ci apparaît, il est très vite éclipsé par le récit d'événements rapides et anecdotiques concernant la légende.
Notre analyse ne retiendra donc de ce lai ni une volonté de conserver une légende, ni celle d'une originalité singulière.
Quand on connaît la teneur et le style de l'ensemble des autres lais, l'intérêt du Chèvrefeuille, est manifeste: il n'existe que pour et par l'intérêt de la métaphore de l'amour, symbiose de deux êtres vivants, et certainement pour le plaisir d'une Maire qui ne fait pas que "s'arrêter au seuil de l'art" contrairement à ce qu'affirme un critique, mais l'outrepasse pour en goûter quelques menus plaisirs.