Didier Fontaine

 

LADON

Pièce dramatique

 

pour Virginie,

ma femme, mon Amour

 

Double-cliquez sur n'importe quel terme pour le définir

 


 

Préface - Personnages

ACTE I : Scène 1 - Scène 2 - Scène 3 - Scène 4 - Scène 5

ACTE II : Scène 1 - Scène 2 - Scène 3 - Scène 4 - Scène 5

ACTE III : Scène 1 - Scène 2 - Scène 3 - Scène 4 - Scène 5

ACTE IV : Scène 1 - Scène 2 - Scène 3 - Scène 4 - Scène 5

ACTE V : Scène 1 - Scène 2 - Scène 3 - Scène 4 - Scène 5

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PRÉFACE


L'Atlantide…
Ce mot seul a quelque chose qui nous évoque de vieux contes fabuleux, qui nous fascinaient enfant, et nous rendent sceptiques aujourd'hui.
Au plus grand dépit de ceux que le mensonge chatouille, l'Atlantide est une invention, issue de l'esprit d'un philosophe grec épris d'idéal, Platon.
Dans ses pièces du Timée et de Critias, il raconte comment il lui arriva aux oreilles un tel récit, à savoir l'existence d'une île merveilleuse au delà des colonnes d'Hercule, notre actuel détroit de Gibraltar. Là-bas aurait fleuri une brillante civilisation, maîtresse des mers, consacrée à ce titre à Poséidon, dieux des mers, des fleuves et des sources d'eaux vives.
Une société idéale à tous égards : tous ses membres étaient pieux, justes, sages, raisonnables, modérés, dénués d'agressivité.
Cela ne va pas sans nous rappeler les différents âges d'or, que toutes les civilisations du monde prétendent avoir connu, avant l'apparition de la méchanceté.
Cela ne va pas sans nous rappeler le Paradis, le jardin d'Éden, Adam et Ève…
Ainsi, l'Atlantide aurait été une société parfaite, autrement dit utopique.
Elle a beaucoup à nous apprendre, d'abord parce que si nous tentons de la représenter, nous serons forcés de calquer le modèle grec, dont elle est issue, et dont Platon ne s'écarta pas ni pour les mœurs, les modes de vie, ni pour la religion, et la mythologie.
Aussi notre peinture nous plongera-t-elle dans la foi et les craintes de ces peuples d'autrefois, dans leurs convictions, que nous devons connaître avant de nous en écarter.
Ne nous leurrons pas : tous les Anciens ne croyaient pas en leur mythologie, certains étaient en proie à ce que l'on serait tenté d'appeler des crises de scepticisme. Ils s'interrogeaient sur les divinités, le Destin, les oracles, les augures…
Ils ne comprenaient pas que les divinités soient si lointaines, et indifférentes à leurs malheurs. Autrement dit ils se demandaient à l'instar de tous : si les divinités existent, pourquoi permettent-elles la souffrance ?
Endossons donc les mêmes interrogations, voyons quelles furent leurs croyances et leur peine.
L'Atlantide…
C'est aussi la perte d'un grand nombre d'humains, comme l'explique Platon :
" …il se fit des tremblements de terre violents et des cataclysmes ; en l'espace d'un jour et d'une nuit funestes… il s'enfonça sous la mer et disparut… ainsi la mer est impraticable et inexplorable dans ces régions "
Ce cataclysme, selon le récit, serait l'œuvre de Poséidon. Attristé par le laxisme qui s'était installé, fruit de leurs progrès technologiques fulgurants, attristé aussi de leur manque de foi, et de leur méchanceté soudaine [ils avaient entrepris de s'étendre, et multipliaient les guerres], Poséidon les aurait châtié en les engloutissant tous en un jour.
Les raisons de l'apparition de la méchanceté furent bénignes, mais sournoises. On se laissa pervertir par l'entrée d'autres cultures, d'autres religions.
Un seul homme suffit.
Un seul homme suffit-il ? A ce point aussi nous nous attacherons, car, même si c'est vrai, nous avons peut-être parfois du mal à réaliser que par la faute d'un seul, le malheur peut survenir à tous. Car cela ne va pas, une fois encore, sans nous rappeler…
L'Atlantide…
C'est enfin et surtout, pour nous, l'image d'un puissant cataclysme, d'un déluge dont toutes les civilisations, là encore, parlent sans pouvoir le situer autrement que selon leurs propres paradigmes.
C'est cette histoire fascinante, légendaire et dramatique, qui plonge aux confins de la mythologie et de l'humaine condition, que nous nous proposons de raconter. Puisse cela nous divertir savamment, attendrir nos cœurs, et éveiller nos esprits…


PERSONNAGES :


Ladon, Roi de l'Atlantide Sud.
Daryla, Reine de l'Atlantide Nord.
Aposon, Ministre des affaires étrangères.
Eryschithon, Servant d'Aposon.
Hémérie, Servante de Daryla.
Atlas, ancien Roi.
Des Étrusques.
Des dignitaires.
Un crieur.
Le spectre.
Le Messager.
L'Assermenteur.
Des gardiens.
La foule.

La scène se passe sur l'Île principale de l'Atlantide, Poséidia, tantôt dans le palais d'Atlas, tantôt aux abords de celui-ci. L'action se situe aux alentours de 2600 ans av.J.-C.


ACTE I
Scène 1:
Daryla, Ladon, Aposon


Une salle du Palais, peu décorée, donnant sur un jardin, qui mène à l'océan. Le sol est d'un marbre très clair. L'aspect général est blanc et lumineux. Tout est impeccable. L'impressionnante statue de Poséidon, au centre, représente un char fabuleux entraîné par des serpents de mer, et le dieu est pourvu de son attribut : le trident. Au fond de la scène, on aperçoit le jardin, et, par-delà, une fortification qui borde l'océan. Le trône est à droite, tandis qu'un pilier soutenant une voûte se trouve à gauche de la scène. La porte d'entrée se trouve à proximité du pilier.

DARYLA : Qui vois-je pénétrer en ces lieux sacrés, où pureté et sainteté se côtoient, cependant qu'ambition et orgueil restent sur le seuil ? Est-ce bien Ladon que me montrent les yeux ? Par notre cher Poséidon ! Mais… il me semblerait vraiment qu'il est seul… (rires dissimulés, ironiques)

APOSON : Le dieu m'en soit garant (en pointant la statue d'un doigt), ce que vous dites est juste. Regardez comme il approche : richement vêtu, le teint pâle comme tous ceux de son espèce, les fils de Bélial, qui confondent le jour et la nuit, et ne mettent de terme à leurs réjouissances impures. Voyez : l'air fier, la tête droite, les yeux figés, un faux sourire aux lèvres… Et il est effectivement privée de compagnie féminine, qui lui emboîterait le pas, et acquiescerait à ses sornettes. N'est-ce pas aujourd'hui, ma très chère, le dernier jour pour qu'il trouve femme à sa pointure ? Ne devrait-il pas, comme nous, être en train de préparer son hymen -plutôt que de se pavaner de la sorte, fièrement pathétique?

DARYLA : Si c'est Ladon, il est vrai qu'il devrait être loin d'ici à se réjouir et à nous narguer. Et arrêtez-moi si je m'abuse, mais il n'est pas de ces gens-là qui restent seuls jusqu'au trépas ! Surtout si cette chaste et louable abstinence qu'est le célibat empêche de monter au trône… Convenons que dans ces cas-là, même avec tout le mal qu'on en pense, une extension corporelle de sexe féminin, une moitié de soi-même bavarde et inutile, est une nécessité pressante.

APOSON : Pourtant, ma Reine, regardez ! C'est lui !
Entre Ladon., fièrement pathétique.

LADON, sombre et cherchant ses mots : Vos mesquineries sont d'un bien vil goût qui… n'a d'égal que la médiocrité de vos esprits…

DARYLA : Je ne rêvais point ? C'est donc toi, royal Frère, haute, noble et digne descendance de notre Géniteur commun, sublime Altesse ? Enfin, Frère, dont les qualités sont aussi nombreuses que les grains de sable que notre Île n'a pas, me présenteras-tu ta Douce Fleur, ta Promise, cet Amour ardent que tu nous assurais ? Il serait temps, tu perds la fleur de l'âge !

LADON : Demain est un autre jour, et ce jour te verra moins rire, sotte femme. Tes paroles sont vaines, et ne me courrouceront point comme tu l'espérerais. Demain, attends encore jusqu'à demain. Alors, Atlas notre père me couronnera, bon gré mal gré, car j'ai un hymen à célébrer.

APOSON : Il rêve éveillé !

DARYLA : Je suis prête à faire vœu de chasteté - c'est dire - si tu trouves sur l'Île Sacrée une seule individue assez pervertie et dévergondée pour épouser un… mais comment dois-je appeler ton espèce ?

LADON : Appelle-moi dieu.

DARYLA : Sacré Ladon ! Dieu ou pas, les femmes sur cette île sont heureusement trop chastes et intègres pour toi. Toi dont le nom seul en choque plus d'une… De là à les épouser, tu fais erreur, je pense…

APOSON : Oui, cela est vrai. Hier, le Sénat votait une loi d'interdiction de toute mention de votre nom… Approuvée à la majorité, bien sûr. J'aurais félicité les sénateurs de cette judicieuse mesure, mais ils m'ont pris de vitesse, et, conscients de leurs talents, ils s'en sont félicité eux-mêmes…

LADON : N'oubliez pas, mon excellent Aposon, que vous êtes mon sujet jusqu'à demain, voire pour le reste de votre misérable vie. N'allez donc pas croire que pour le prétexte futile que votre Promise possède une moitié de l'Île que je n'ai pas encore, vous êtes exempt de mon Autorité. Un conseil d'ennemi : méfiez-vous !

APOSON : J'ai bonne foi, Vipère, en ma Souveraine Daryla. Sa Justice vaincra, cela devient inéluctable. Les Atlantes ont toujours connu les meilleurs souverains de la planète, or je me suis laissé dire que vous n'en étiez pas un. Toujours leur unité les a guidé dans de justes batailles. Toujours leur loyauté envers de bons souverains les a rendu maîtres de toutes les circonstances. Toujours ils ont vécu dans la modération et la sagesse des anciens. Jusqu'à votre naissance. Atlas, dépité de votre conduite, m'a confié son désespoir : la loi l'obligeait à vous accorder une chance, le bon sens à vous passer par le fer. Il fallut se résoudre, et il prit le moyen terme que nous connaissons. Mais si nous avions écouté les oracles, qui ne trompent jamais, vous n'auriez pas tenté votre chance, nous aurions attenté à votre vie…

LADON : À celle de Daryla aussi, ne l'oubliez pas.

APOSON : Je ne l'oublie pas, pas un instant. Mais le Destin est malléable. Du moins pour les potiers. Et moi, j'ai mis les mains dans l'argile, sans rechigner à me salir. À présent Daryla est sortie de l'argile, de la boue, la marre aux cochons, et elle n'y retournera plus… Vous avez, Ladon, hérité d'une chance inqualifiable : trouvez bon parti et acquérez le pouvoir. Vous n'avez pas, au contraire de Daryla et moi, la contrainte d'un sang noble pour chacun des prétendants ; chose qui aurait pu être impossible à Daryla, ne l'oubliez pas, après son inconduite que nous connaissons ; et encore aujourd'hui je connais des Atlantes qui rechigneraient à s'approcher d'elle seulement. J'en déduis que cela devrait vous être plus aisé. Mais à l'évidence, il n'en est rien - que les dieux, s'ils existent, en soient loués ! Et au juste, que vous dirait votre Sœur sur le trône que vous convoitez ? Le sexe faible au pouvoir, qu'en dites-vous ?

LADON : J'en dis que ce n'est pas demain la veille.

DARYLA : Il faudra vous y faire ! C'est justement demain !

APOSON : Très chère Promise et Future Souveraine, que m'as-tu dit au sujet de ta première décision ? Il me rappelle la douceur à l'entendre de votre royale bouche ! Décision que j'embrasse, tout comme votre bouche.

DARYLA : J'ai hésité, Aposon, entre l'empalement de Ladon ou son écartèlement. Personne ne m'a jamais dit quel procédé semblait le plus douloureux, et les Atlantes ne sont guère habitués à châtier leurs confrères.

LADON : L'Île regorge de saintes femmes, mais pas ce Palais à ce que je vois !

APOSON : J'opterais quant à moi pour l'empalement public. C'est plus long, à ce qu'il paraît. C'est du moins ce qu'en disent les Égyptiens, qui en sont friands, et aiment à en dégoûter leurs convives.

DARYLA, soudainement inquiète : Disposons-nous du matériel ?

APOSON : Non, pas encore. Ladon va inaugurer ce supplice. Mais puisqu'il s'agit de lui, je pense pouvoir dépêcher plusieurs métallurges du Palais pour cette noble et gratifiante tâche. Les ouvriers travailleraient même le jour du Repos pour la mort de Ladon !

LADON : Tu t'attelles, ma sœur, à délivrer cette Île de la tutelle de nos dieux infernaux ! Pourtant, ce sont eux que tu as servi, et que ton cœur a aimé. Pourquoi les dénigres-tu à présent, quelle rage t'a prise, quel dieu t'a fourvoyé, quelle illusion a-t-on mise devant tes yeux pour que tu croies le bien préférable au mal ? T'a-t-on engourdi l'esprit au point que tu penses, après tes méfaits de jadis, pouvoir retourner à la faveur des dieux olympiens ? Vas-tu tourner le dos à tes premières amours ?

DARYLA, à Aposon : J'ai cru entendre une voix… M'a-t-on adressé la parole ?

LADON : Tu t'es pervertie, Daryla ! Reviens avec moi pendant que mon cœur éprouve encore un sentiment pour toi, ou prépare-toi à une vengeance sans rémission.

APOSON : À présent, c'est le Bien qui pervertit ! J'aurais tout vu.

DARYLA : Crois-tu donc que je regrette notre passé ? Tu fais erreur, c'est une méprise… C'est toi, et toi seul qui ne veux admettre la réalité, pas moi. C'est vrai, j'ai eu convoité ta position. Pour elle, avant que ne commence à s'éteindre prématurément notre Père Atlas, j'ai simulé la plus exécrable des débauches - celle de t'aimer. Je n'ai reculé devant rien, damnant avec toi mon âme, et l'entachant des plus abominables sacrilèges, des pires immoralités. Je me suis vraiment souillée. Mais j'avais tort, j'étais leurrée, aveuglée par le goût du pouvoir absolu. Quand bien même les dieux me destinent-ils à présent au Tartare, séjour des rebelles Titans - car je le mérite - je ne puis plus devant moi, face au miroir de ma vie, me permettre pareille inconduite. Je veux oublier. Et me mettre enfin à pratiquer le Bien - j'ai beaucoup à apprendre, mais moins que toi. Je veux, tout simplement, être comme les autres : approuvée des dieux, et faisant le bien en toute occasion. Telle a toujours été la conduite des Atlantes jusqu'à nos deux naissances - ils auraient dû nous mettre à mort. Désormais tu figures, à la cour royale, comme l'emblème même de la méchanceté. Et qui plus est, tu es le seul à marcher de manière si inconvenante. Les Atlantes ne te suivent pas dans tes voies, par chance, mais il ne faut préjuger de rien, et leur salut éternel risque d'être compromis si tu contamines ces honnêtes gens. La sagesse réclame ta mort, la justice ta chance au trône. Je ne veux plus, quant à moi, indigner le peuple, et lui signifier le légitime despotisme des oracles et autres diseurs de bonne aventure. J'ai changé. Regarde-moi ! Le Destin a bel et bien échoué !

LADON : Le Destin est un traître, imbécile, il aime à jouer des tours, et avoir raison de la plus inopportune et cruelle façon. Tes propos me sont donc répugnants, et à te voir seulement mon âme éprouve du dégoût ! Ouvre donc les yeux ! Nous étions si proches du Trône, toi et moi, et il a fallu que tu gâches tout! Maintenant, tu crois pouvoir remplacer Atlas, mais tu vas plonger l'Île dans l'infamie, en la mettant sous ta féminine tutelle. Toi qui aurais pu bénéficier des meilleures prérogatives en t'associant à moi par une double autorité, quelle comportement inconsidéré tu adoptes pour un changement d'opinion si frivole, et qui se fonde sur des bases si futiles ! Daryla, inconsciente, ne vois-tu pas que tu risques de perdre ton pouvoir, qui pour l'instant est moitié, et, si je trouve hyménée, ne sera plus rien du tout ? ne vois-tu pas que tu t'éloignes du trône ?

DARYLA : J'en suis à présent plus proche que tu ne le seras jamais…

LADON, secouant la tête : Tu fais erreur, être crédule et deux fois imbécile. Tu es une femme ! Qu'Aposon devienne ton époux et tu verras le changement…

DARYLA : Je n'entends rien à ce que tu dis.

LADON : C'est normal, je m'en doutais : Aposon, qui pourtant se targue d'une connaissance approfondie du Code chaque jour que l'Assemblée fait séance, ne t'en a pas parlé, bien sûr !

DARYLA : Que dis-tu ?

LADON : Aposon, mon vil Serviteur, est d'un sang noble : il est neveu du Roi, Cousin de nos Majestés. Et sais-tu ce que cela signifie ? Qu'il pourra, une fois lié par le serment du mariage, décider ou non si tu restes la Reine de l'Île ou s'il préfère se réserver cette fonction masculine… Cette fonction masculine, entends-tu, maintenant ? Le Code ! Ton si cher Code ! Que crois-tu qu'il pense des femmes ? Ton cas est une exception, mais tu n'es pas sans savoir que les femmes n'ont pas de prérogatives politiques. Ainsi, laisse toi bien flatter par un simple ministre, et tu verras qui faisait une fâcheuse erreur…

DARYLA : Inepties !

APOSON : Non, Daryla, ce qu'il dit n'est pas faux. C'est écrit dans le Code. Mais je ne m'en souciais pas, car, avant notre mariage, tu peux exiger devant l'Assermenteur le droit de conserver ta légitime Royauté. Je ne comptais pas d'ailleurs m'en emparer.

DARYLA : Qu'en dis-tu, Serpent venimeux ?

LADON : J'en dis que tu redeviendras celle que tu étais ! Tu es née, tout comme moi, pour le service des dieux infernaux, et ni l'apprenti potier, ni personne au monde ne pourra changer ta nature pécheresse. Tu reviendras, je te le garantis.

DARYLA : Non ! Non ! Aposon m'a ouvert les yeux !

LADON : Et il les fermera si tu continues de t'obstiner !

DARYLA, indignée : Tu ne peux rien contre nous, et le temps te nuit instant après instant. Je ne te laisserai pas une seconde de plus que ce qui est imparti, et demain tu périras pour tes forfaits ! Si les dieux me désapprouvent, puissent-ils me faire crever avec la gangrène que tu es !

LADON :Tu viens de prononcer ta sentence : je te tuerai si je deviens Roi. Mais avant tout je te ferai souffrir. Aposon m'y aidera ; oui, lui-même. Et toi aussi, car tu changeras.

DARYLA : Je ne me détournerai pas !

APOSON : Je garderai les mains dans l'argile !

LADON, à Daryla : Si, tu le feras. De nouveau tu seras l'illustre débauchée qu'adore mon cœur, de nouveau tu te ceindras de ton habit de catin, de nouveau tu boiras la coupe poisseuse du sang du peuple, car ce sera pour soulager Aposon. Dès lors, lorsque je l'aurais fait périr, ta vie ne sera plus faite que pour la mort, et tu me supplieras de te l'infliger. N'oublie pas ceci, car bientôt cela va prendre un sens et une tournure que tu ne soupçonnais pas…
Sort Ladon

Scène 2 :
Daryla et Aposon

DARYLA : Crois-tu vraiment à ce que cet odieux personnage vient de proférer ? Serait-il capable de tourner la situation en sa faveur ? De la manière si horrible qu'il prétend ?

APOSON : S'il le peut, certes oui, il le peut. Comment il le peut, en revanche, je n'en ai nulle idée. Excepté peut-être l'éventualité de ma mort, cela lui conférerait à lui seul les conditions requises pour monter au trône. Mais puisqu'il prétend d'abord me faire souffrir… Cela me rappelle que, ne serait-ce que ce matin, un messager de Delphes m'a annoncé un sinistre augure… Apollon Phébus se plaît à nous faire des frayeurs, hélas…

DARYLA, amusée : Te fies-tu aux présages ?

APOSON : Je m'en méfie, surtout. Les dieux veulent peut-être nous avertir, après tout. Nous sommes à un moment à ce point névralgique que si tout semble tourner en notre faveur, le pire peut encore arriver : et s'il trouvait effectivement une femme, comme cet infâme le clame ?

DARYLA : Une Atlante ? Non, cela me surprendrait beaucoup…

APOSON : Soyons quand même prudents. En parlant de méfiance, d'ailleurs, j'aurais une solution de remplacement s'il advenait que tu…

DARYLA, en le coupant : … que les oracles aient raison à mon sujet ?

APOSON : Il faudrait le renverser avant demain. Le provoquer en duel et le tuer. Le Royaume qu'il possède reviendrait aussitôt à son vainqueur.

DARYLA : La loi permet-elle donc d'occire quiconque sur cette terre ? Du nouveau !

APOSON : Elle le permet, en effet. Mais dans une situation et un contexte que je suis seul à réunir : s'il me vient l'envie de monter au trône, alors il faut pour cela que Ladon soit répréhensible dans sa qualité de Roi. L'union incestueuse qu'il te propose est de ces éléments illégaux. Je peux m'en insurger, d'autant que je dois seul connaître ton intimité.

DARYLA : Cette union illégale, comme tu le dis, a pourtant eu lieu, il y a peu ? Comment s'est-il trouvé que la loi n'a pas sévi en nous sanctionnant ?

APOSON : Vous étiez deux, et je ne t'étais pas Promis.

DARYLA : Je le connais bien, ce Serpent. Il est fort. Et étrange. Son pacte avec Hadès et Perséphone lui octroie des pouvoirs occultes. Tu pourrais bien perdre ton duel.

APOSON : Et voilà tout le malaise qui me retient : s'il me soumet, et comme je suis de sa famille, il pourra faire appel à une loi et t'épouser pour me donner une descendance. J'ai un sang noble, le voilà le prétexte qu'il prendrait.

DARYLA : Que comptes-tu faire ?

APOSON : Je vais me renseigner. Et tenter de voir ce que complote Ladon. Quelques amis m'ont donné rendez-vous à l'agora tout à l'heure, ils savent beaucoup de choses et ont d'excellentes idées. Si tout semble se poursuivre en notre faveur, alors je laisse la main du Destin faire ce qu'elle doit. Car le Bien et les Atlantes, cela ne se dissocie pas.

Entre Eryschithon.

Scène 3 :
Daryla, Aposon, Eryschithon

ERYSCHITHON, en s'inclinant : Grâce à ma Reine et à mon Maître. Je m'en viens vous porter les nouvelles extérieures.

APOSON : Sont-elles bonnes ?

ERYSCHITHON, à Daryla : Cela dépend. Le vieux Khufu a fini son gigantesque tombeau qui darde sa vanité haut dans le Ciel, et dérange ses frères et sœurs les dieux ; il se meurt lui aussi. C'est la liesse en Égypte.

DARYLA : Les Égyptiens fêtent-ils la mort de leur dieu à présent ?

ERYSCHITHON : Non, mais celle d'un cruel tyran. (Après une pause glaciale) Dites-moi Souveraine : lorsque vous en étiez encore à gouverner avec Ladon… vous êtes bien allée en Égypte porter conseil au pharaon, n'est-ce pas?

DARYLA : En effet. Nous avions de fréquentes rencontres, où, en l'échange de vivres que notre Île ne produit pas, nous leur faisions profiter de la science de nos architectes… Outre cela, nous parlementions de diverses frontières, et de nos intérêts communs… Mais… pourquoi une telle question ?

ERYSCHITHON : C'est simple. Le futur successeur de Khufu, Didoufrê, comme la coutume le veut dans ce pays, a fait connaître quelle serait sa première décision… Or, cette première décision, c'est d'entrer en guerre contre nous…

APOSON : Que dis-tu ?

ERYSCHITHON : Leur motif est que vous avez détourné leurs ressources. En vous unissant avec Khufu, ma Reine, ce pharaon que tous en Égypte honnissaient, vous avez, semble-t-il, suscité de bien vives colères. Et à présent ce peuple considère les Atlantes comme un danger. Du moins le danger vient-il des souverains de l'Atlantide…

DARYLA : N'ont-ils rien fait encore ?

ERYSCHITHON : Ils ne peuvent : Khufu doit trépasser avant tout. Alors, la volonté du successeur se pourra appliquer. Quoi qu'il en soit les ambassadeurs d'Égypte ont disparu de l'Île… Et nos ambassadeurs risquent leur unique tête à trop rester en Afrique. Il faudrait les mander ici de toute urgence.

APOSON : De qui tiens-tu ces funestes nouvelles ?

ERYSCHITHON : Du Seigneur Ladon, mon Maître. Il les tient lui-même du premier général égyptien.

DARYLA : Peut-on encore éviter un affrontement ?

ERYSCHITHON : Ma foi, ma Majestueuse Reine, j'ai bien ouï une exigence, mais j'ai de fortes présomptions quant à votre refus…

DARYLA : Que veulent ces chauves moribonds ?

ERYSCHITHON : Votre tête…

DARYLA : Ah, c'est bien d'un toupet ! Ces Égyptiens, vraiment ! Ne craignent-ils donc pas notre puissance navale ?

APOSON : J'ai entendu, il n'y a pas une semaine, un rapport fait par plusieurs de nos espions, sur les troubles politiques de ce pays des tombeaux. Ils seraient déments de nous attaquer, car ils le sont eux-mêmes d'une ligue venue par delà la Mer Rouge.

DARYLA : Pourquoi laisser entendre un tel conflit, alors ? Qu'est-ce qui les a poussés à envisager la potentialité d'une guerre ?

APOSON : Ou qui ?

ERYSCHITHON : Vous ne soupçonneriez pas votre Roi ?

APOSON : Sans l'ombre d'une gêne, mon ami. Sans l'ombre d'une gêne. Après tout, il connaît autant Didoufrê, Khufu que le Premier général...

DARYLA : Je ne comprends pas ! Si ce Général veut nous guerroyer, d'accord avec Didoufrê, quelle raison aurait-il de fréquenter mon frère, duquel il reproche précisément l'union avec le malsain Khufu ?

ERYSCHITHON : Ma Reine, que de vertu se discerne en vous ! Ne pensez-vous pas que Ladon ait pu simuler un repentir sincère à Didoufrê ? Vous blâmant à ses yeux comme une cruelle tyran, toujours amie avec le pharaon ? J'agirais ainsi si j'étais à sa place… Khufu se meurt, et son successeur veut ma tête. Or, pour ne rien arranger, j'ai toutes les chances de ne pas monter au trône… Ma réaction ? Je vais à Didoufrê, me confesse à lui, et cherche une alliance avec l'ennemi contre un plus grand ennemi… Vous, ma très chère Reine…

DARYLA : Moi ? Mon frère comploterait-il contre moi ?

ERYSCHITHON : Ce serait, ce me semble, une pure justice. Il paraît qu'un de vos proches se voit souvent en compagnie désapprouvée du Seigneur Ladon… Qu'on le trouve continuellement en présence de fomentateurs…

APOSON : C'est de moi dont vous faites l'allusion ?

ERYSCHITHON : Je ne me permettrais point, moi votre plus dévoué serviteur.

APOSON : De qui parlez-vous donc ?

Eryschithon recule d'un pas, embarrassé.

APOSON : Eh bien soit. Mon Seigneur Ladon est un rival dans les deux sens du terme. Il me convoite et femme et position. Tu trouveras normal que cela me déplaise ! Ou si tu ne le vois pas ainsi, ne va pas imaginer que cela puisse m'importuner…

DARYLA : Y a-t-il d'autres nouvelles ?

ERYSCHITHON : Hélas, oui… Et de mauvaises. Vos deux sœurs sont mortes empoisonnées…

DARYLA : Ah ! Empoisonnées ! Mes sœurs, ma seule chair ! Quel coup terrible… Je crains maintenant, si Atlas ne prolonge pas ses jours, de me retrouver très vite seule de mon sang, outre le Serpent de Ladon. Fassent donc les dieux que mes sœurs aient au moins mérité un repos éternel aux Champs Elysées, avec les déesses leurs égales.

APOSON : Je pourrais jurer du meurtrier…

ERYSCHITHON : Vous ne soupçonneriez pas encore votre Seigneur et Roi ?

APOSON : Si, encore, Valet de chambre ! Il est le seul sur toute l'Île à pouvoir commettre une telle monstruosité ! Les… les deux petites sœurs de Daryla étaient des vertus, qui, tout le long de l'union incestueuse de leur sœur, ont clamé la culpabilité de Ladon. Elles étaient influentes. Non seulement auprès de Daryla mais aussi auprès des Sénateurs. Et elles sont mortes, on les a empoisonnées ! Qui soupçonner d'autre que Celui à qui elles nuisaient ?

DARYLA : Elles m'ont confessé, il est vrai, vouloir se débarrasser de cet intrus par tous les moyens que pouvait le permettre le Code de loi. Car elles voyaient en lui seul, bien que je fus moi-même coupable, l'origine du déshonneur de la famille. Elles redoutaient aussi le spectre du plus horrible des gouvernements : l'Atlantide, à leurs yeux, risquait de se changer en caverne de brigands en l'espace d'un jour si on avait laissé Ladon gouverner à sa guise sans l'inspection étroite du Conseil des Sénateurs et de l'Assemblée du Peuple. Heureusement qu'elles ont fait le nécessaire !

ERYSCHITHON, indigné : Vous parlez, ma Reine, de la Loi comme d'une arme !

DARYLA : C'est forcé, car il faut une arme pour tuer !

APOSON : Que j'aime entendre ce mot !

DARYLA : Lequel ? Arme ou tuer ?

APOSON : Le dernier. Il me serait bien utile !

ERYSCHITHON : J'ai peut-être l'esprit mal tourné, mais comprendrais-je par-là que votre iniquité irait jusqu'au… jusqu'au meurtre ? …

APOSON : Iniquité est un bien faible mot. Vous parlez sans doute de ma profonde haine, de l'exécration que j'éprouve pour ce traître, cet infâme, cet abject, cet ignoble dragon ?

ERYSCHITHON : Je n'en puis entendre davantage ! … Mon… mon âme est faible, et elle se pénètre très peu des débordements sanguinaires de la Cour…

APOSON : Le sang n'a pas encore coulé. J'espère seulement que lorsqu'il coulera, ce sera celui qui fait pousser des soldats…

ERYSCHITHON : Où voyez-vous de dragon à occire ?

APOSON : Eh bien, Valet ! Là où il y en a un !

DARYLA, navrée : Si seulement, Aposon, nous pouvions pratiquer le bien sans recourir au mal ! Je discernerais presque en toi un certain plaisir à retourner les sinistres pensées du renversement de l'Inopportun… Te complairais-tu dans le mal pour l'éradiquer ? Cela, je dois te le dire, me trouble malgré moi. Dis-moi : suis-je dans l'erreur à ton sujet ?

APOSON : Fort peu, je l'avoue. Mais c'est par le mal qu'on détruit le mal… Et j'éprouve certes une espèce de joie à agir de la sorte…

ERYSCHITHON : Quant à savoir si Ladon se laissera confondre par les premiers venus…

DARYLA : Mais dis-moi, Eryschithon, de quel côté te trouves-tu ?

ERYSCHITHON : Du mien ! C'est-à-dire que... Je vénère ma Reine, j'obéis à mon Maître de sorte que tout aille bien pour moi et les miens…

Eryschithon sort.

APOSON : Je vais où je t'ai dit.

Aposon sort.

Scène 4:
Daryla

DARYLA : Je ne sais vraiment plus où porter ma confiance, hélas ! Il me semble… il me semble qu'Aposon a fort mauvais conseiller. Eryschithon est si étrange ! Il… parfois j'avais l'impression qu'il légitimait mon frère… Ses propos, sournois, masquaient quelque chose. Mais quoi ? Et Aposon qui n'a pas l'air de bien s'en rendre compte ! Deviendrais-je folle ? Non ! Eryschithon a une conduite anormale, il est peut-être à la solde de Ladon. Ou peut-être, je ne dois pas l'exclure, Eryschithon est-il si honnête qu'il ne voit la réalité qu'objectivement… Quoi qu'il en soit cet homme ne m'inspire aucun respect, donc aucune confiance ; nous ferions mieux, Aposon et moi, de nous méfier de lui. Et mes sœurs, mes pauvres sœurs ! Lâchement empoisonnées ! (Elle sanglote un moment) À présent ma mort signifie la disparition du dernier obstacle faisant barrage au trône de Ladon : mes sœurs, si j'en venais à mourir, auraient pu se présenter au trône, avec leurs maris de sang noble, et auraient pu empêcher Ladon d'accéder au trône. Mais… à présent je suis avec Ladon la dernière descendance qu'il reste à Atlas… Ciel, pourvu que je ne meure pas ! Que deviendrait l'Île ? Il serait regrettable qu'un monde entier, uni, et aimant la Justice, ne se pervertisse à cause d'un.

Entre Hémérie.

Scène 5 :
Daryla, Hémérie

HÉMÉRIE : Ah ! Ma Reine, je vous trouve ! L'Olympe en soit louée !

DARYLA : Qu'avez-vous, ma Servante, à être toute chose ainsi que vous l'êtes ?

HÉMÉRIE : C'est Ladon ! La Fortune m'a mise sur son chemin. Il conversait avec un de ses dignitaires - moi, j'étais là, toute proche, innocente et sentant le complot. J'ai écouté. Oh, Majesté, c'est abominable ! C'est horrible !

DARYLA : Parlez donc au lieu de me faire languir.

HÉMÉRIE : Il veut faire assassiner mon Seigneur Aposon ! Il parlait à des étrangers, des hommes bizarres. Leurs vêtements étaient de couleurs vives, ils n'étaient pas blancs ! Et puis ces barbes, tressées comme des cheveux, Ciel, quelles horreurs ! Des êtres infernaux qui frayent avec Hadès lui-même, ma loyale souveraine, ici, sur notre sainte Île !

DARYLA, à part : Que font donc des Étrusques à la Cour ?

HÉMÉRIE : Oh, s'il vous plaît, permettez-moi de l'approcher, afin que je lui révèle ce Destin funeste, qu'on lui prépare à son insu ! Et vous de même, si vous le voyez, ne manquez surtout pas, par Zeus Olympien, de lui signifier…

DARYLA : Mais oui, Hémérie. Il ne doit pas être loin d'ici, accourez le rejoindre. Il devrait être à l'agora, en ce moment. Allez-y, je tiens moi à voir mon frère sur le fait.

HÉMÉRIE : Que le Ciel fleurisse vos pas vers le bien-être du peuple, Majesté ! Mille myriades de grâces vous soient rendues !

Sort Hémérie.

DARYLA, seule : Serait-ce un misérable piège ? Ladon aurait-il feint comploter contre Aposon pour inciter celui-ci à le devancer, comme mon promis en brûle déjà d'envie ? Il trouverait alors légitime raison de l'exécuter…

ACTE II
Scène 1 :
Ladon, Des Étrusques, Eryschithon

PREMIER ÉTRUSQUE : Votre jour sera le nôtre, Messires Ladon. Sur la force de nos bras, à défaut de la subtilité de nos procédés, vous pouvez vous reposer entièrement, et escompter déjà. Mais fixez un terme à la besogne.

LADON : Aujourd'hui. Discrètement, mais sûrement. De la plus brutale des façons, n'oubliez pas que j'espère dissuader les représailles des Sénateurs.

DEUXIEME ÉTRUSQUE : À votre guise… Nous nous ferons un plaisir de lui trancher les membres un à un, si cela convient à votre Seigneurie.

LADON : Tout me convient à condition qu'il souffre et qu'il pense à moi durant son agonie. Je constate d'ailleurs que ma récompense vous donne un zèle bien étranger à vos coutumes…

Entre Eryschithon.

ERYSCHITHON : Majesté ! Une émeute !

LADON, baillant : Une émeute ? Bah ! laissez-la tranquille, jeune enfant.

ERYSCHITHON : Seigneur, on réclame votre tête !

LADON : Ah, une insurrection contre Moi !

Une foule pénètre dans le Palais ; Aposon, en tête, tombe bousculé face à Ladon.

APOSON : Vous allez gravement vous méprendre…

En se relevant :

Ce n'est pas du tout ce que vous croyez.

LADON : Oh, mais, vous savez, je ne crois en rien. Je vois simplement.

PREMIER ÉTRUSQUE : Est-ce bien lui ?

LADON, en l'ignorant : Et ce que je vois, c'est un prince, un Promis, qui se trouve à la tête d'un sacrilège - une émeute contre ma Légitime et Sainte Souveraineté. Atlas va l'apprendre, mais je me fais un devoir de l'annoncer à Daryla en premier.

APOSON : N'allez point calomnier à on compte !

LA FOULE : À mort ! À mort le Dragon !

APOSON : Vous n'avez pas les circonstances en mains…

LADON : Serait-ce une menace ?

APOSON : N'allez pas me calomnier.

LADON : Les Rois ne mentent jamais !

Aposon saisit son épée.

LADON : Un duel vous dirait ?

Riant:

C'est que, je n'ai pas le temps de m'amuser aujourd'hui ! Vous ne vous souvenez donc pas ? Je dois faire les préparatifs de mon mariage ! Reviens plus tard, audacieux, si tu en as la témérité !

Les Étrusques sortent et des gardiens refoulent le peuple. Entre Daryla.

Scène 2 :

Ladon, Aposon, Daryla, Eryschithon

LADON : Madame ! Ma sœur ! Que de joie à vous voir en cet instant ! J'ai une sinistre nouvelle qui ne manquera pas de vous lacérer… Approchez donc, et guidez vos pas célestes vers ma royale présence, que je vous entretienne des intérêts supérieurs de notre Peuple, et de ses parasites.

APOSON : N'écoutez pas, Daryla ! Le Dragon veut vous enflammer par de mensongers propos !

ERYSCHITHON : Qu'il est beau, pour un esclave, d'aimer son Maître, et d'adorer son Roi !

LADON : Tous, voyez ma sœur, ne le font malheureusement pas. Et à manquer de respect sont prompts. Mais que passe cette peccadille pour que je puisse vous faire part de bien pire encore. Savez-vous qu'il n'y a pas un instant votre Promis s'est retrouvé à la tête d'une émeute contre ma Majesté ? ma désagréable, comme vous dites, mais légitime Majesté ?

APOSON, à Daryla : Malgré moi, tu peux le croire.

DARYLA : Et je le crois. Car je sais qu'il n'y aurait point d'émeute injuste ou méprisable envers un vil suzerain…

ERYSCHITHON : Qu'il est doux le bienveillant propos fraternel !

LADON : Désespère de pouvoir me tromper, Daryla. Dans ton regard, je vois bien que tu honnis cette délicate et révoltante situation. Je le vois, et même je l'entends. Une émeute contre moi ? T'en réjouir ? Non ! Tu me hais. Je te hais telle que tu es. Mais tu ne souhaites pas une émeute contre moi, car Atlas m'a donné ma chance. Car c'est légal. Car ma tyrannie est légale ! (Rires mesquins) Et quoi que tu en dises, tu aspires au fonds de toi à ce que tout se passe dans les normes… Cache ! Cache ton sentiment dans ta tour d'ivoire, cerclée d'airain. Mens ! Mens par ton allure sereine cependant que ton cœur chancelle ! Mais saches ! oui saches que ton regard a beau être du marbre le plus massif, j'entends qu'il crie à Aposon : Aposon, par pitié, contiens-toi ! Le jour va tomber et nous allons nous marier. Faisons les choses en ordre !

DARYLA, révoltée : Tu crois me connaître, serpent ! Mais tu te trompes… Oh, tu es bien loin de la réalité. (Courte pause) Je croyais pourtant t'avoir menacé de mort ? (Nouvelle pause) Me prends-tu encore pour la sainte que je ne suis pas ?

LADON : Ah ! Ah ! Ah ! Si tu prenais la peine de mettre une certaine intonation de vérité dans tes propos, peut-être reconsidérerais-je mes affirmations ; mais tu n'en fais rien et je ce que j'entends et ce que je vois, c'est que tu es lamentablement déchirée et vidée. Tes trop bonnes intentions te nuisent, et ne croit pas que ton désir de perfection est contagieux. Ma Sœur, tu dissimules mal, vraiment…

DARYLA, s'apprêtant à partir : Dissimuler ? Tel n'était pas mon but ! ( À Aposon) Tu viens, Seigneur ?

LADON : Tu appelles ton Seigneur un simple cousin de sa Majesté, maintenant ?

DARYLA : Toi-même tu m'as dit qu'il lui serait possible de devenir le souverain de l'Île ! Eh bien, par le trident de vénérable Poséidon, il me faudra prendre de bonnes habitudes quand je lui appartiendrai définitivement ! Et quand il sera mon Roi…

LADON, reculant d'un pas : Que dis-tu ?

APOSON : Je ne te comprends, Daryla !

DARYLA, à part : Fasse le Ciel que j'aie pris la bonne décision !

LADON : Aposon, le Roi de l'Île ? !

DARYLA : Tu entends encore bien malgré ton âge avancé… Oui, Aposon, mon Roi. Car, tout comme toi, je ne suis plus digne de porter la couronne. Ceci m'a traversé l'esprit la nuit dernière : je réfléchissais à ta tyrannie. Fi de tes menaces, à présent ! Aposon régnera, et voilà le problème résolu.

LADON : Mais enfin ! Que fais-tu de ta position, de ta gloire, de ton pouvoir ?

DARYLA, les yeux livides : Que t'importe ?

APOSON : Je ne suis pas sûr de bien te suivre, ma Reine.

LADON : Aurait-il donc pu te manipuler davantage que je n'ai su le faire ? Quel pouvoir malin exerce-t-il donc sur toi que je ne puis discerner ? Aurait-il une magie plus forte que la mienne ?

DARYLA : Oh, oui… Sa magie te terrasserait ! (Amusée) C'est celle de la Raison, de l'Amour. Aposon m'a ouvert les yeux que tu avais eus le soin de me fermer, il m'a fait comprendre que j'avais commis des sacrilèges dignes du Tartare. Forcément, cela m'a fait réfléchir… Je nous crois, toi et moi, passibles d'une sanction divine tout à fait justifiée. Pour la prévenir, il me suffit de mettre Aposon sur le trône. Ainsi, même si nous en venions tous deux à mourir, personne d'autre qu'Aposon ne pourrait prétendre au trône. Je mourrais sachant que le bien règne sur l'Île Sacrée. Sachant que le pouvoir en place est non seulement légitime, mais aussi, et surtout, juste.

APOSON : Enfin très chère ! Vous perdez votre modération ? Vous perdez tempérance ? Pourquoi vivre, morbide, dans l'attente d'aussi horribles et vaines étoiles ? Je ne veux point du trône, c'est votre parure merveilleuse, c'est le siège sacré que la divinité vous a avancé, c'est votre prérogative et votre devoir… Le trône est vôtre, et je serais sacrilège si j'avais le malheur d'accepter !

DARYLA : Considérez, mon ami, votre Raison plutôt que vos emportements : si je meurs en tant que Reine, la dynastie d'Atlas mon Père mourra avec moi. Si en revanche je meurs en tant qu'épouse d'un mari auquel j'aurais légué ma royauté, je vous abandonne la lignée de mon père.

APOSON : Que m'en embarrasser puisque je n'en suis digne ?

DARYLA : Non, moi je n'en suis pas digne !

APOSON : Êtes-vous dans tous vos états, ma très belle amie ? Considérez-vous que vous parlez de votre trône ? et, par-delà ce siège convoité, le destin de notre Peuple ?

DARYLA : Je ne pourrais mieux prévoir le pire qu'en confiant la direction de l'Île à un homme tel que toi, Aposon. Je suis parfaitement lucide et saine d'esprit au moment où je te parle. Je veux simplement contrecarrer les plans de Ladon.

LADON : Mes plans ? (Étonné ; il se ressaisit :) En parlant de mauvaises choses, je te rappelle, Aposon, qu'en ma qualité de Roi il me faut rassembler mes troupes et les préparer au combat.

APOSON : De quoi parles-tu ?

LADON : Un avis de mobilisation d'un millier d'hommes m'est arrivé entre les mains ce matin. L'Égypte a l'intention de nous déclarer la guerre, mais tu dois le savoir, en principe.

APOSON : En quoi cela pourrait-il me concerner ?

LADON : J'ai cru dire un millier d'hommes, et non pas un millier de femmes. Tu ne te sens pas concerné ?

APOSON : En rien.

LADON : Pourtant, cela te concerne, car mon conseil de guerre m'a exigé le recrutement des guerriers les plus vaillants.

APOSON : Compliment ! Serais-je l'un de ceux-ci ?

DARYLA, dépitée : Non, Ladon, tu ne peux pas faire ça !

LADON : Qui va m'en empêcher ? (Hurlant) Qui pourrait m'empêcher de protéger de mon sang notre Peuple glorieux ?

DARYLA : Aposon est mon Promis, il ne peut participer à l'effort de guerre, car il est lié à moi. Il va devenir le Roi !

LADON : C'est justement cette sinistre perspective qui me contraint de l'utiliser avant qu'il ne devienne Roi : il doit allégeance à sa patrie, il doit son service. C'est l'occasion pour lui de rendre à l'Île un dû dont tous les hommes s'acquittent. N'oublie pas que même moi je suis passé par-là.

DARYLA : Mais ! Nous allons nous marier demain ! Il sera Roi ! Un Roi n'est pas redevable de ce dû !

LADON : Nous ne sommes pas encore demain, à ce que je sache ! Et Aposon n'est toujours pas Roi !

DARYLA : Non, tu... Tu n'as pas le droit...

LADON : Si je n'en ai pas le droit ! C'est même la loi qui me l'exige !

Aposon porte la main sur son fourreau.

LADON : Garde tes forces pour le service de ta patrie, jeune imprudent ! Je... Je vais être un bon Roi, pour une fois. Vois la solution que je te propose : refuse la royauté de Daryla, et oublions ce malentendu de recrutement...

DARYLA : Tu prévoyais donc mon recours ? Vile monstruosité, le savais-tu ? !

LADON : Je ne savais rien. Je me contente juste de soumettre mon existence aux exigences de mon royale fonction. Vous savez, je ne vous parle pas en ce moment en tant qu'homme, mais en tant que Roi, ni en tant que rival, mais en tant qu'Atlantes. Les intérêts, mes amis. Les intérêts supérieurs de notre peuple. Nous, et nos intrigues, sont bien peu en comparaison…

Ladon sort, en éclatant d'un rire sournois.

DARYLA : Reviens ici !

Daryla sort.

Scène 3 :
Aposon

APOSON : Ciel, que la vie est compliquée ! Voilà que Daryla s'est mise dans la tête l'idée de faire de moi, son Promis, le Roi de l'Atlantide ! Voilà que Ladon nous menace d'une façon qu'il n'eût jamais laissée entendre. Obéirais-je à mon devoir de soldat ? Manquerais-je à ma fiancée à cause d'une simple mobilisation ? C'est de la démence ! Ladon a-t-il vraiment le droit ? Il me semble que oui, malheureusement. Le présage de ce matin annonçait-il donc un réel malheur ? Je pourrais refuser... Oui, je pourrais prétexter que mon alliance avec la Reine me dispense de mon devoir civique. Me dispense-t-il au juste ? Ladon avait cet air de vainqueur ivre de sang, son coup est peut-être bien monté... Ou peut-être a-t-il acheté quelques membres de l'Assemblée... C'est, ce me semble, très étrange, très frustrant... Cette île est en train de couler... de se pervertir... Ah, malheur ! Pourquoi la belle époque d'antan ne revient-elle pas ? Tout ceci n'est-il pas qu'une vile machination de ce serpent ? La guerre ! Les Égyptiens seraient-ils donc assez audacieux pour insinuer venir nous guerroyer ? Ou... Ou le jeune Didoufrê est-il lui aussi d'une argile dans laquelle Ladon aurait mis les mains ? Ce ne serait guère étonnant, et la Justice me hurle de le vaincre en duel... Mais en serais-je capable ? La réputation que j'ai acquise dans la cité a fait de moi le champion, seulement je n'ai jamais combattu le Roi lui-même... Si avec cela il a un pacte avec Perséphone vengeresse et son hideux mari, à quoi bon risquer ma vie inutilement ? Daryla serait alors obligée par l'inhumain Code de se marier avec Ladon pour me donner au moins une descendance, je suis cousin de Ladon... Dès lors, sûr qu'elle s'infligerait la mort en me suppliant outre-tombe de lui pardonner. Je ne dois pas, je n'ai pas le droit de faire que les choses surviennent ainsi, ce serait trop injuste. Modérons-nous, Aposon, retrouvons la voie de la sagesse première. Faisons-nous potier pour de belles poteries, et non pas pour empêcher le hasard de former des sculptures à sa convenance. Je me souviens des heures sombres de ce Palais, encore plus sombre que celle qui est présente, et, songeur, je me dis que Daryla semblait bien n'avoir plus aucune chance de gloire céleste avant que je n'entreprenne de l'aimer. J'eus beaucoup de peine à l'aimer, il est vrai, ses péchés ignobles couvrant pour moi la face cachée de son âme. Mais j'y arrivai et me consacrai alors à lui réapprendre la justice et l'équité. Ses sœurs - puissent-elles à jamais trouver le repos - m'aidèrent énormément dans cette sinueuse et déprimante entreprise. J'y parvins. Remercié soit aussi mon apprenti-potier, le très sage Démétrius. Son savoir, depuis ma tendre enfance, m'a toujours apporté de grandes bénédictions, et je saurai remercier autant de dévouement en exauçant son vœu le plus cher... À présent je me dis : Ladon est-il donc à ce point dépravé que rien ne puisse le changer ? Daryla, malgré ses péchés de fornication, de liaison incestueuse, et de débauche a pourtant bien compris... Non. Non ! Tout ce que ce Ladon mérite se trouve dans mon épée, et il ne me déplairait pas de lui la faire goûter ! Sachons cependant respecter les conseils du vieux Démétrius, et contenons notre colère tant que le vase n'est pas plein, d'ailleurs...

Entrent sans être perçus deux individus habillés de noir, masqués et armés.

... sans des conseils si peu chers je ne serais peut-être plus en vie au moment où je parle...

PREMIER ÉTRUSQUE, frappant : Et foi de moi, tu ne le seras pour bien longtemps !

APOSON, esquivant de justesse et dégainant son fer : A-t-on la mal chance de se connaître ?

Ils luttent. Le second Étrusque parvient à blesser Aposon au bras droit : celui-ci échappe son épée.

APOSON : Aaah !Si vous étiez moins lâches, vous m'auriez affronté l'un après l'autre... Mais vous tenez à vos gorges...

Il tente de récupérer son épée, le premier Étrusque lui écrase la main et porte son épée à son cou.

APOSON : Tranche, infâme ! Je n'ai plus d'honneur ! Et que puisse me pardonner Daryla !

Entre Ladon.

Scène 4 :
Aposon, Ladon, Premier Étrusque, Deuxième Étrusque

PREMIER ÉTRUSQUE : Tu es donc ce champion dont on parle tant ? C'est regrettable, mais finalement Daryla ne va perdre grand-chose... Rassure-toi, nous lui fournirons toute notre affection et toute notre compassion. Elle finira bien par t'oublier.

APOSON : N'y comptez pas trop.

PREMIER ÉTRUSQUE, levant son épée pour frapper : Crève !

Ladon frappe le Second Étrusque qui tombe à terre en poussant un gémissement. Le Premier Étrusque intervient et esquive le second coup de Ladon. Aposon récupère son épée et se relève.

APOSON : Nous avons un honneur à reconquérir ! Ladon, laissez-moi celui-là et occupez-vous de l'autre.

Le Second Étrusque se relève. Ladon le met en joue.

PREMIER ÉTRUSQUE (À Aposon) : J'ai manqué une première occasion, je ne manquerai pas la deuxième !

APOSON : En garde !

Ils luttent. Aposon prend le dessus et finit par planter son épée dans le cœur de son adversaire.

APOSON : Vengeance ! ( Il tourne son épée dans la plaie ) Honneur ! ( Il retire son épée )

SECOND ÉTRUSQUE : Je ne comprends rien ! Je ne... Trahison ! Trahison !

Ladon le frappe mortellement puis lui coupe une oreille.

LADON : Silence, infâme comploteur ! Va, va rejoindre le pestilentiel Achéron, mes amitiés à Charon le nocher, mes salutations à Cerbère, bien le bonjour à Hadès ! (Rires)

APOSON : Je ne comprends rien moi non plus… Je, vraiment ! quelque chose m'échappe : Ladon, pourquoi avez-vous fait ça ?

LADON : Le premier devoir d'un Roi est de protéger sa marmaille : je suis Roi.

APOSON : Et autrement ?

LADON : Autrement, maintenant que je vous ai sauvé la vie, et que je vous ai permis de retrouver votre honneur indispensable à votre mariage, vous m'êtes redevable... Et puis, rien qu'entre nous, je demeure votre Roi et vous avez un motif de plus pour votre allégeance...

Aposon sort.

Scène 5 :
Ladon, Eryschithon.

LADON : Tout cela est si facile ; de tels adversaires ne me donnent même pas le goût de les haïr vraiment… Bien entendu, Aposon ne se leurre pas, il ne mord pas l'appât, mais je le connais. Son air dépité signifiait bien que les événements ne sont pas avec lui… Il ne lui restait qu'à constater les faits : j'accours, je sauve, quel Roi je fais ! Voilà qui me dispensera d'un duel, je pense ; il est trop gonflé de dignité et de savoir-vivre pour tenter de nouveau à s'exercer contre moi… Soit dit en passant, il m'aurait été regrettable de le faire mourir si tôt. Cela nuirait à mes projets : comment, en effet, Daryla pourrait-elle jamais aimer l'assassin de son fiancé ? Même ma magie a des limites… L'amour n'est pas un sentiment que l'on manie exactement comme on veut…

Entre Eryschithon.

En parlant d'amour... Serviteur, as-tu préparé ce que je t'ai dit ?

ERYSCHITHON : Grâces soient rendues à Sa Majesté le Roi ! Sir, j'ai ce qu'il vous faut.

Eryschithon tend à Ladon deux philtres.

ERYSCHITHON : L'un pour Daryla... L'autre pour le vieux Khufu... Ne vous trompez surtout pas !

LADON, en contemplant complaisamment les philtres : Parfait. Dis-moi, Serviteur, as-tu prévu comment nous administrerons le philtre à Daryla ?

ERYSCHITHON : Tout est prévu.

LADON : Bien…

ERYSCHITHON : Sir, c'est toujours un plaisir de vous servir...

LADON : Et moi d'être servi ! Mais je saurai te récompenser, tu peux me croire…

ERYSCHITHON : Mille grâces ! Mais maintenant, rendez-moi donc le philtre de Daryla, je m'en vais sur ce pas le lui administrer...

Ladon lui remet le philtre et Eryschithon sort.

LADON : Les choses vont se conclure, enfin... Daryla, pour moi. Aposon, à son chagrin. Khufu, chez Osiris. Eryschithon…
(Court instant de réflexion)

Eryschithon, cet infâme traître qui sert mes desseins, qui par son illusoire apparence trompe son monde, et n'adore que ses intérêts personnels, qui croit avoir acquis une familiarité avec moi… Mes mains tremblent de l'égorger… S'il croit amadouer ma bienveillance avec sa manigance, il est le premier à se méprendre. Croit-il donc que, une fois sur le trône, je le laisserai vivre ? Après qu'il m'ait prouvé de la plus abominable façon qu'il est le plus parfait des traîtres ? Je ne pas besoin de cela ! Attends-donc Eryschithon, ton tour viendra, pour toi aussi… Mais sur l'heure, occupons-nous de ce vieux gâteux tout fou, de Khufu !
Il regarde son dernier philtre.

LADON : Osiris t'attend avec impatience, mon ami ! Aujourd'hui tu vas rejoindre cet empoté !

Il sort.


 

ACTE III
Scène 1 :
Ladon, Eryschithon, dignitaires et sénateurs, un messager.
La salle du Conseil royal.

DIGNITAIRES: Loué soit le Roi... ( bas ) Roi pour peu de temps encore, par la grâce du Ciel !

LADON : Point de subterfuges avec moi, hypocrites détestables ! Venons-en au fait, j'ai d'autres projets en tête, et je ne tiens pas à m'attarder trop à cette assemblée.

Entre le Messager.

LE MESSAGER : Majesté ! Vous revoir ici ? !

LADON : Que dis-tu, imprudent ?

LE MESSAGER : Mais enfin, c'est sûr ! Ne nous sommes-nous pas vus aujourd'hui même, en Égypte ?

LADON : Tu as la mémoire bien défaillante, mon bonhomme, et je ne vois pas comment j'aurais fait pour franchir la distance qui sépare l'Île de l'Égypte !

LE MESSAGER : De la même manière que moi, à monture de dragon !

LADON : Je n'ai point de tel moyen de transport. Et je déteste la peau écailleuse de ces monstres !

UN DIGNITAIRE, à part soi : Des monstres en monture, c'est la première fois que j'en entends parler !

LADON : Mais dis-nous donc ce que tu as à dire, au lieu de tergiverser sur des choses sans importance.

LE MESSAGER : Je ne sais pas si je vous l'apprends, mais...

LADON : Mais parle !

LE MESSAGER, grave : Messires, le pharaon Khufu est mort !

LADON, se levant du trône et prenant un air contrit : La mort d'un homme, mes amis dignitaires, est toujours un drame profond qui déchire les cœurs, quelque soit l'espérance que l'on conçoit pour l'âme de la dépouille. Et à cette sinistre nouvelle je ne puis rester les bras croisés... Le Ciel nous a mis sur Terre, très chers, pour nous en retirer après une vie qui passe comme un souffle. Et qu'y peuvent des tombeaux gigantesques d'une vanité grandiose ? Prolonger le souffle? Faire durer la vie ? Point ! Ces tombeaux, symbole de la mort, rappellent que l'homme n'est en rien semblable au dieu : mortel qu'il est, meurtrier qu'il est, il s'en va en poussière rejoindre la vanité de ses prédécesseurs. L'Égypte était notre amie du vivant de Khufu. Elle nous a beaucoup apporté, et ceci d'un point de vue matériel autant que d'un point de vue culturel. Dès lors que Khufu a rejoint ses confrères dans l'au-delà, nous voilà contraints à nous confronter au nouveau pharaon et à son gouvernement. Or...

ERYSCHITHON : Oh, malheur ! Malheur ! Sir, j'ai ouï les dernières nouvelles : l'Égypte va nous déclarer la guerre ! Il nous faut absolument rassembler le Conseil de Guerre et mobiliser nos troupes !

LADON : Qu'entends-je ? L'Égypte voudrait attenter à notre souveraine intégrité, à notre Peuple majestueux, à notre civilisation pérenne ? Sacrilège !

ERYSCHITHON : Oui, je le confirme : la guerre nous guette, il nous faut nous aguerrir !

LADON : Ô, temps difficiles qui nous obligez à des mesures regrettables ! Puissez-vous un jour disparaître ainsi que nous dans l'abîme de l'Achéron !

UN DIGNITAIRE : Que comptez-vous faire, Majesté ?

LADON : Ce que je dois, car, à partir de maintenant, je ne ferai plus la loi, je ne serai plus le Roi, je me contenterai de suivre les procédures, et de suivre nos lois si chères à mon âme. Laissez voir… (Il réfléchit un instant) Faites donc appeler le Ministre des Affaires étrangères !

UN AUTRE DIGNITAIRE : Aposon ? Mais il ne peut ! Il prépare son hyménée !

LADON, prenant un air étonné : Serait-il au-dessus des lois ?

UN DIGNITAIRE : Mais c'est-à-dire... Il n'est pas irremplaçable !

LADON : Pourrais-tu me rappeler, Eryschithon, le nom de celui qui a gagné les jeux olympiques, en Grèce, l'année dernière ?

ERYSCHITHON : Il me souvient que c'est Aposon, en toutes disciplines confondues, qui les a remportés.

LADON : Je me vois donc contraint, mes amis, de mettre en suspend son hyménée pour la défense de l'Île Sacrée. Y voit-on quelque objection ?

UN DIGNITAIRE : Sir, c'est de la démence ! Aposon s'apprête à devenir Roi ! Enfin... je voulais dire... si vous n'avez pas trouvé de femme d'ici à ce soir... Mais puisque, contredisez-moi si je m'abuse, vous n'avez fait part d'une quelconque union pour demain, comment envisageriez-vous d'envoyer à la guerre le seul homme digne de monter sur le trône ?

LADON : Vous précipitez les choses d'une manière bien insolente... Mais, c'est juste ! Seulement, cela ne suffit pas à me décider: Aposon m'est redevable d'un gage d'honneur. Je lui ai sauvé la vie alors même qu'il m'avait menacé de mort et m'avait incité au duel ( vous remarquerez son manque de respect ). Et cela, explique le dédale de notre complexe code de loi, ne signifie rien d'autre qu'il doit me sauver à son tour d'une circonstance tout aussi pénible que la circonstance de la mort.

ERYSCHITHON : Existerait-ce ?

LADON : Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi et il s'avère que cela existe, en effet : je n'ai point encore trouvé de compagne, ce dont tous dans ce Palais se réjouissent. Eh bien soit ! Oublions cette vanité du pouvoir, ce faste indésiré, et... entrons dans la vie civile ! À mon âge, vous savez, on n'est ni trop jeune pour rester parmi les femmes et les enfants, ni trop vieux pour souffrir de rester dans un lit à ne rien faire en temps de guerre. Et pour cause ! Je fais partie du contingent ! Qui enverrai-je donc: Aposon qui a une dette envers moi, ou bien irai-je moi-même ? Je crois que la question ne se pose pas. D'ailleurs, faut-il le rappeler, le Roi, pour l'instant, c'est moi. Ce que je décide, donc, c'est d'appeler à se présenter le Ministre que j'ai dit. Si par sa stratégie il parvient à déjouer les troupes égyptiennes d'ici à demain matin, alors il pourra se marier et me prendre ma couronne. Si en revanche il tarde au combat, je serai obligé de rester sur le trône jusqu'à ce qu'il en revienne... S'il en revient... Lorsqu'il reviendra, je lui céderai la place. En revanche si je trouve bon parti avant son retour, alors, ne voyant ni de concurrent, ni d'autre choix, je deviendrai Roi définitif de l'Île entière. Et sans autre forme d'arrangement possible.

UN DIGNITAIRE : Mais Majesté ! Il est absolument impossible qu'Aposon puisse revenir de guerre en si peu de temps ! Vous ne lui laissez ainsi aucune chance de monter sur le trône !

LADON : Ne m'est-il pas absolument impossible de trouver une femme sur l'Île Sacrée ? N'a-t-on pas affirmé une pareille chose ? Je commence à constater que c'est assez vrai. Dès lors, mes chances de monter au trône définitif ne sont-elles pas équivalentes à celle d'Aposon ? D'un côté, il lui est impossible de revenir avant demain, d'un autre côté, de mon côté, j'ai la contrainte de me marier avant demain, chose qu'on m'a imposée en vérifiant bien qu'elle me serait impossible... Non, je trouve que les situations n'ont rien à s'envier. Et maintenant, que tout ce que j'ai dit soit appliqué ! Tout contrevenant pris sur le fait sera décapité sur-le-champ. Mes amis, réjouissez-vous, nous allons devoir protéger notre mère patrie !

Les dignitaires sortent.

ERYSCHITHON : Que vous a dit Didoufrê, au juste ?

LADON : Ah, ah ! Il me voit comme une pauvre victime de la tyrannie de ma sœur! Il est vraiment crédule, on peut le dire.

ERYSCHITHON : Des nouvelles du Général ?

LADON : Oh, il m'a simplement demandé quelques précisions sur notre système de défense. Ainsi, il m'a été facile d'acquérir sa confiance. Mais toi, t'es-tu occupé de Daryla ?

ERYSCHITHON : Je connais bien une des servantes qui la baigne... J'ai donc pu m'introduire dans la salle où l'on prépare ses baumes. En ce moment même elle doit être en train de s'en enduire la peau. L'effet ne sera pas immédiat ni infini, mais vous pouvez être assurés qu'il fera l'affaire en temps voulu.

LADON : Tout va donc pour le mieux. Ils ne peuvent plus s'en sortir.

Ils sortent.

Scène 2 :
Aposon, Hémérie

APOSON : Ah ! Malheur des malheurs ! J'ai une dette envers le Malin en personne et je ne puis m'y soustraire : si je manque à cette dette, alors j'aurais récupéré mon honneur pour rien puisque je le perdrai à nouveau... Or, il est un fait que je ne puis épouser Daryla si je ne suis pas noble, ou si je manque d'honneur ! Malheur, double malheur ! Je ne puis perdre cette si chère dignité parmi les hommes, car c'est la clef qui m'ouvre la porte à l'amour d'une femme que j'aime par dessus tout. Ô Ciel, dirige-moi, que je ne perde durant ces instants critiques l'usage de ma Raison et de mon intelligence ! Je suis au bord du fossé : si je n'y saute pas, je ne puis m'assurer de ce qu'il a dans son fond. Si j'y saute, je me tue. Mais je veux savoir ce qu'il a en son fond ! Où trouver l'équilibre dans un navire ballotté par la furie d'une tempête d'une telle violence ? Ciel, Ciel, témoin de mes maux, puisses-tu avoir la compassion et la sagesse que tu as toujours manifestées à mon égard !

Entre Hémérie.

HÉMÉRIE : Seigneur, je vous trouve enfin ! J'ai une information de la plus haute importance à vous communiquer !

APOSON : Eh bien, parle donc, servante de ma très chère Promise.

HÉMÉRIE : Je... J'en suis encore toute retournée mais j'ai entendu sa Majesté Ladon elle-même dépêcher des assassins pour vous tuer ! Messires, par pitié, prenez garde à votre vie !

APOSON : Comment ? Es-tu sûre de ce que tu m'avances ?

HÉMÉRIE : J'en suis certaine, je l'ai entendu ! Ladon parlait à des gens étranges... qui n'étaient pas de l'Île, c'est sûr. Vêtus d'une manière tout à fait ostentatoire, avec une profusion d'horribles couleurs les unes mélangées avec les autres, ils portaient tous deux la barbe. Une longue barbe tressée pour chacun. Des assassins seigneurs, des mercenaires !

APOSON : Oui, je vois. Je connais ce peuple singulier des Étrusques. J'ai beaucoup voyagé en tant que Ministre des affaires étrangères, et je sais que ces gens-là s'achètent facilement, pour n'importe quelle besogne. Ils sont redoutables en effet. Mais ne vous inquiétez plus sur ce point, ma chère. Vous avez bien fait de me dire.

HÉMÉRIE : Comment ? N'êtes-vous pas plus inquiet pour votre vie que l'impression que vous m'en donnez ?

APOSON : Tout ira bien, contentez-vous simplement de continuer de faire votre devoir en ouvrant bien les deux oreilles.

HÉMÉRIE : Je le ferai.

Sort Hémérie.

APOSON : Ainsi donc voilà le masqueur démasqué ! Ah, infâme traître qui te repaît dans la boue sale de ton mensonge, tu m'as bien eu ! En m'envoyant des assassins, tu t'es assuré la victoire dans tous les cas possibles : ils auraient pu me tuer, mais comme tu ne leur faisais pas confiance, tu les as trahis eux aussi, en les poignardant au dos, te constituant par là même créancier de mon honneur... Vile perfidie incarnée, jusqu'où serais-tu capable de pousser ta furie ? Et moi, pris dans ton piège, quelle solution raisonnable me reste-t-il ? J'ai bien envie, à présent que tout m'y pousse, de te planter mon épée dans la gorge - puisque tu n'as pas de cœur. Si la sagesse de Daryla ne m'y retenait, ma folie, c'est sûr, l'emporterait. Tu as... Tu as bien préparé tes premiers coups, mais n'imagine pas que je vais te laisser continuer de la sorte...

Entre Eryschithon.

ERYSCHITHON : Sa Majesté Ladon tient à vous entretenir immédiatement, Maître.

APOSON : Ah, te voilà serviteur... Eh bien...

Une voix interpelle Aposon depuis l'agora.

APOSON : Dis à ce Serpent venimeux de m'attendre. J'arrive bientôt.

Scène 3 :
Ladon, Aposon, Daryla, Eryschithon

LADON : Nous y voilà, ma sœur bien-aimée ! Nous y voilà ! J'ai le regret ravi de t'annoncer que le vieux Khufu est mort...

DARYLA : Soit ! Et que veux-tu que cela me fasse ? Cela fait un fou de moins sur cette Terre, non ?

LADON : Tu as l'air bien enchantée, ce qui m'est difficile à supporter. Sache donc que cette mort te concerne à un point que tu ne soupçonnes pas.

DARYLA : Tu ne vas pas recommencer avec ces inepties de guerre ? !

LADON : Oh, si, je vais. Et tu sais pourquoi ? Parce que c'est le Conseil Suprême de l'Île qui l'a décidé, Conseil sur lequel ni toi, ni moi n'avons la moindre influence...

DARYLA : Que vient faire le Conseil Suprême dans ton histoire ?

LADON : C'est bien simple. Je les ai mis au courant de la situation dans laquelle se trouve notre Île bien-aimée, et je leur ai sommé de réagir en prenant les dispositions à cet effet. Or quelles sont les dispositions qu'il faut prendre quand l'Atlantide est menacée par des troubles tels que la guerre ? Il faut immédiatement joindre le Ministre des affaires étrangères et lui demander des précisions stratégiques sur le pays menaçant. Il s'avère que ton Aposon est très au fait de l'Égypte pour y être allé à d'innombrables reprises. Il a beaucoup voyagé, c'est normal. À présent il lui est nécessaire de nous faire profiter de son savoir, mais surtout de son savoir-faire.

DARYLA : Quel savoir-faire ?

LADON : C'est que, Madame, ma sœur, Aposon est notre champion, ne l'oubliez pas ! C'est donc le soldat, ou plutôt le général, le plus désigné pour palier à la situation actuelle, vous m'en voyez désolé…

DARYLA : Je ne crois pas à un seul mot de ce que tu me chantes ! Je suis sûre que les Sénateurs Suprêmes t'ont dit de prendre quelqu'un d'autre qu'Aposon.

LADON : Au début oui... Mais... (à part soi ) la magie convaincant ! ( haut ) ... Je les ai raisonnés, et la cause d'État l'a emporté. C'est comme ça.

DARYLA : Mensonges !

Entre Aposon.

LADON : Ne te gêne surtout pas pour vérifier. ( À Aposon ) Je voulais te voir.

APOSON : Moi pas.

ERYSCHITHON : Excusez-le de son léger retard, il était en malsaine compagnie...

LADON : Étant données les circonstances, Aposon, oublions nos différends pour une cause commune… qui nous soucie autant l'un que l'autre...

DARYLA : Vil hypocrite !

LADON : Et unissons nos efforts pour le bien-être du peuple. Dis-moi, connais-tu bien les tactiques guerrières égyptiennes ?

APOSON : Oui, je les connais. Mais j'ai des doutes quant à mes aptitudes à les enseigner à nos soldats.

LADON : Pourquoi ?

APOSON : Eh bien, notre puissance militaire ayant été incontestée durant ces dix dernières années, il y a fort à craindre que nos élites ne se soient quelque peu ramollies. Or l'art martial égyptien est très poussé sur l'usure de l'adversaire.

LADON : Quoi ? Dis-tu que nos troupes ne seraient pas prêtes ?

APOSON : C'est bien ce que je crains. Depuis qu'Atlas notre Roi à tous a supprimé le Conseil de Guerre pour le changer en ministère des affaires étrangères, je n'ai en effet plus disposé de moyens suffisants pour former les troupes. De cela, j'entrevois que nous nous sommes considérablement affaiblis...

LADON : Par Zeus le Père, voilà quelque chose d'inquiétant ! Qu'as-tu à nous proposer ?

APOSON : Puisqu'il est évident que la guerre n'est pas aussi éminente que vous voulez bien l'affirmer, je propose qu'on mette en alerte toutes les troupes. Demain, je m'occuperai d'elles et les conseillerai sur les tactiques à adopter. Mais seulement demain. Car vous n'allez pas me dire que nous sommes menacés vu la distance qui nous sépare de l'Égypte !

ERYSCHITHON : Pauvre de moi ! J'ai tout à fait oublié de vous dire tout à l'heure que Didoufrê, secrètement, avait fait poster des troupes aux Açores.

APOSON : Comment le sais-tu ?

ERYSCHITHON : Ma sœur, qui arrivée ce matin de Graciosa, m'a fait transmettre l'information. On s'agitait beaucoup là-bas.

LADON, à Aposon : Que dis-tu, Ministre ?

APOSON : Fermons toutes les issues des ports de manière à bloquer tout assaillant sur les remparts de l'Île. Il est impossible de pénétrer dans l'enceinte de l'Île, si l'on vient de mer, quand les grandes portes occidentale et orientale sont fermées. Fermons-les. D'ici à ce que des troupes puissent entrer dans le cœur de la ville - ce qu'aucun de nos meilleurs soldats n'a pu faire - nous avons tout le loisir de nous soucier de nos affaires intérieures.

LADON : Tu deviens très perspicace quand il s'agit de défendre tes intérêts, n'est-ce pas ?

APOSON : Si nous montrons le moindre signe extérieur d'affolement, ou de surprise, cela pourrait être interprété d'une bien désagréable façon. Évitons pareille erreur. On a toujours de la compassion pour son ennemi, car on le considère comme insensé. Mais on n'a jamais de peur. Si d'éventuels espions sur l'Île décelaient dans notre attitude vis-à-vis de la menace la moindre trace de confusion, sûr que nous serions pris d'assaut par des troupes assurées de notre infériorité. L'Atlantide ne doit pas connaître ça. C'est pour cette raison que je ne tiens pas à précipiter les événements et continuer nos activités comme si rien n'allait se passer... Laissons-leur croire à leur effet de surprise.

LADON : Il y a quand même un problème.

APOSON : Lequel ?

LADON : Dans la perspective que vous dites, je suis contraint de participer à l'effort de guerre. Rappelez-vous que j'ai moi aussi remporté, à mes heures, de nombreux championnats olympiques.

APOSON : Je ne vous suis pas. N'est-ce pas vous qui primez l'intérêt et le bien-être de la nation avant tout ?

LADON : Si mais, je ne veux pas tous comptes faits. Et je vous demande de prendre ma place pour cette besogne, où, je le rappelle, on risque sa vie après tout...

APOSON : Que dites-vous ? Moi prendre votre place ? Vous délirez !

LADON : Si vous refusez, vous perdez votre honneur. Et donc votre femme et le trône. Ce serait beaucoup pour un simple refus.

DARYLA : Aposon, mais que dit-il ?

APOSON, soudainement décontenancé : Il m'a... il...

LADON : Je lui ai sauvé et vie et honneur. Il m'en est redevable.

APOSON, à part : Les apparences sont contre moi ! Je ne peux pas prétendre à Daryla le contraire !

LADON : Que marmonnez-vous tout bas, Ministre ?

APOSON : Je me dis, ah ! Cela ne se passera pas ainsi !

Sort Aposon.

LADON : Voyez sa réaction. Il n'a pas du tout les faits en sa faveur. J'ai risqué ma vie pour que ne soit pas tranchée sa jolie gorge. À présent j'estime qu'il est de son devoir, de sa noblesse ( cette noblesse qui lui permet de vous épouser et de me faire obstacle au trône ) de me sauver la vie à son tour, ou de ne me point refuser un équivalent.

DARYLA : Que vous ont dit les Sénateurs, au juste ?

LADON : Nous avons parlementé, et... finalement nous sommes arrivés à la concession suivante : Aposon ira en guerre, il en va de son devoir doublé de son honneur, et en contrepartie il y aura prolongement de l'échéance de notre Père. Seulement tout repose sur la vie de notre vieux géniteur : s'il meurt en l'absence d'Aposon, et si je trouve une femme consentante à m'épouser, alors c'est moi qui régnerai. Les choses sont-elles bien entendues ?

DARYLA : Elles le sont. Mais dis-moi, si Atlas meurt, et que par hasard tu ne te trouves pas de femme, qu'arrivera-t-il ?

LADON : Toi et moi régnerons chacun notre moitié comme à présent.

DARYLA : C'est bien ce que je pensais.

LADON : Et si tu crois tout savoir de moi, vient le moment où tu vas être amplement désenchantée ! ( Un éclat de rire )

Sort Daryla.

ERYSCHITHON : Il semble que l'effet ne soit pas encore manifeste, mais cela ne saurait tarder.

LADON : Il reste donc un dernier élément... Garde !

Un garde s'approche.

Trouvez-moi Hémérie ! Je veux la voir immédiatement.

Le garde sort en courant.
ERYSCHITHON : J'allais oublier...
Il sort de son vêtement un petit flacon.
Donnez-moi votre épée.
Ladon lui présente son épée. Eryschithon l'enduit du contenu du flacon.
Cette potion est remarquable : non seulement elle assomme l'adversaire, mais elle lui altère la mémoire. Il vous suffit d'égratigner votre adversaire, et c'est l'évanouissement. A son réveil, s'il y en a un, l'individu blessé ne se souvient de rien. C'est très pratique, croyez-moi. Je crois que vous en aurez besoin.
LADON : Merci, brave traître : mais tu sais, je n'ai guère besoin de ça. Ma magie me protège contre toutes les éventualités.

Entre Atlas, soutenus par deux gardes, et accompagné de tous les dignitaires.

Scène 4 :
Atlas, Ladon, Eryschithon, les dignitaires

LADON, en s'inclinant : Oh, Père, vous voilà, vous sortez enfin de votre morbide retraite ? Venez-vous voir le succès de votre plus détesté fils ? Craignez-vous de me couronner sous peu, l'inquiétude vous donne-t-elle des vers ?

ATLAS : Bien insolent Ladon, je ne crains rien d'autre que ta vilenie.

LADON : Du répondant ? Je vous croyais d'une plus débile humeur ces derniers temps, où l'on ne vous voyait plus guère que somnolent aux repas, absent des débats au Sénat, engourdi à l'Assemblée, et aboulique lors des Conseils…

ATLAS : Ton jugement étroit et scélérat est bien digne de ta bassesse, méprisable progéniture, forcené sanguinaire ! Tu te crois vigoureux et intouchable, car tu ourdis des complots que tu imagines à l'abri des célestes regards. Mais ne te leurre point : personne n'est dupe de ta méchanceté ! Sur la voie malsaine que tu as choisie, tu ne pourras cheminer longtemps sans que la colère olympienne ne te fasse obstacle. Écoute donc bien ce conseil de ton royal père : tu es mauvais. Rien en toi ne mérite la lumière du jour. Mais tu l'as, et non content de cela, tes destinées t'ont ménagé une enviable position, celle de gouverner au plus grand des peuples des trois Continents ! Ne donne pas raison aux présages, n'alourdis pas l'humaine condition en démontrant que les oracles sont irréfutables, que leur fardeau est écrasant, que ceux-ci sont inexorablement véridiques.

LADON : Peut-être le sont-ils ! Et crois-moi, chétive ossature, pauvre décharné, stupide vieillard, si le Ciel est assez abominable pour accoucher de monstres tels que moi, et si, par une insolence sans mesure, il ose ne pas les supporter ensuite, que dire de sa bonté, de sa tolérance, de sa magnanimité ? Ne le crois-tu pas injuste et imprévisible, ne le crois-tu pas capricieux comme un tout petit enfant ? Honte à lui s'il veut voir couler le sang d'une innocente progéniture ! Honte à lui si, avant l'office du temps, il se fait juge suprême et avance une main meurtrière ! Honte à lui s'il met des âmes qui n'ont rien demandé dans un situation sans issue ! Il ne vaut guère mieux que ce qu'il engendre.

ATLAS : Indigne Ladon, même la plus grande bonté à ton égard inciterait à prendre le fer à te transpercer ; quant à ma patience elle n'est plus. Ainsi, véritablement, tu n'es pas de la descendance de Poséidon, à présent j'en suis convaincu. Tout ce que tu méritais, c'était d'être exposé après ta naissance, ou même d'être fracassé contre les rochers où s'abattent les vagues en furie. Ah ! Et dire que ma merveilleuse épouse paya de sa vie le prix de la tienne ! elle la paya donc bien cher, et inutilement, attendu ce que te réservent les dieux !
Atlas sort son épée.
Donne ta gorge, que je la tranche !
Il soulève difficilement son épée, trébuche, peine à manier son fer.

LADON : Depuis bien longtemps tes forces t'ont abandonné, sénile enragé ! Tes actes sont moins à craindre que tes futiles paroles.

ATLAS : Mes forces ? Elles me reviendront quand la Reine définitive t'aura fait périr !

LADON : Vous êtes donc certain de mon infortune, insensé.

ATLAS : Notre Île ne poussera pas son écart sur le chemin que tu proposes, non, elle n'ira pas jusque-là, c'est impensable. Après t'avoir donné une chance, par folie, à coup sûr, je ne laisserai pas le drame se poursuivre plus avant.

LADON : Vous respecterez les lois.

ATLAS : Que oui, je les respecterai. Car le Code fut jadis dicté par Poséidon lui-même, et c'est pourquoi j'ai une entière confiance en ses prescriptions. Mais…
Une quinte de toux le terrasse. Il se reprend difficilement
…ces lois que tu crois en ta faveur finiront par te perdre.

LADON : J'attends de voir.

ATLAS, de plus en plus faible : Ah ! Cessons ces verbiages inutiles, dont tu es un maître. J'étais venu te dire de me joindre dans une heure dans ma chambre. Daryla y sera aussi. En ce jour fatidique, mes conseils ne sont pas superflus.

LADON : Je viendrai volontiers.

ATLAS : Et ne me fais pas attendre.
Atlas se retire, soutenu par quelques dignitaires. Le cortège se retire.
LADON : Je mettrai ma main à couper que c'est pour aujourd'hui.
ERYSCHITHON : Vous le croyez ? Sa faiblesse cache encore un peu de bouillon !
LADON : Du bouillon ? On lui donnera si la nature ne fait son office.

Entre le garde accompagné par Hémérie.

Scène 5 :
Ladon, Eryschithon, Hémérie ( au Palais )

LADON : Tiens ! Hémérie !

Eryschithon saisit violemment Hémérie par les cheveux et la fait s'agenouiller aux pieds de Ladon.

ERYSCHITHON : De quelle autorité de l'Île dépends-tu, esclave ? !

HÉMÉRIE : Je... du Sud, mon Seigneur ! Mais...

Il la brutalise.

ERYSCHITHON : Et qui est le Souverain du Sud ?

HÉMÉRIE : C'est Ladon... arrêtez s'il vous plaît, vous me faites mal !

ERYSCHITHON : Pauvre idiote ! Une esclave obéit à son Roi, n'est-ce pas ?

HÉMÉRIE : Mais j'obéis... Que me reproche-t-on ?

Eryschithon lui arrache une poignée de cheveux.

ERYSCHITHON : Comprends-tu bien que Ladon est ton Souverain ?

HÉMÉRIE : Je comprends, oui, je comprends... Mais par pitié, arrêtez, je ne suis qu'une femme, et vous me faites très mal !

ERYSCHITHON : Ladon est ton seul Maître !

HÉMÉRIE : Oui, oui ! Je le sais... Aïe ! Lâchez-moi les cheveux !

Eryschithon redouble de violence pour l'intimider.

ERYSCHITHON : Il est ton seul Propriétaire, entends-tu ?

HÉMÉRIE : Oui... oui...

ERYSCHITHON : Il te possède, tu es à lui.

HÉMÉRIE : C'est mon Roi... je lui appartiens !

ERYSCHITHON : Et pour bien te fixer les idées, prends ça pour commencer ( il l'assomme ) !

Hémérie s'évanouit.

LADON : Que de violence, dis-moi...

ERYSCHITHON : Il le fallait.

LADON : C'est vrai. Mais pour l'heure, un peu de magie...

Ladon dispose Hémérie sur le dos et prononce quelques incantations.

LADON : Cela va la faire s'éprendre de moi.

ERYSCHITHON, envieux : La rendre amoureuse ? Maître, vous me la cachiez, cette magie-là !

LADON : Par Zeus, la cacher… Non, je ne crois pas… Mais cette magie est bien faible, et je ne m'en vante pas. Faible, oui, car elle est très éphémère… trop éphémère. Tu penses bien : Daryla y aurait déjà goûté si c'était irréversible. Mais réveille Hémérie, maintenant, et ne perdons pas de temps.

Eryschithon secoue Hémérie qui ouvre les yeux. Ladon écarte Eryschithon de manière être la première personne vue par Hémérie.

HÉMÉRIE : Qui vois-je ? Ne suis-je en train de vivre quelque songe ? Ce visage sublime qui s'approche de moi… ce sourire à ravir… ce charme sans égal… cette prestance sans outrance… cette magnificence parée de pureté… ce regard d'égards… Par tous les dieux, serait-ce une divinité qui me fait l'honneur de sa présence ? Suis-je dans le royaume des lumineux, parmi quelque assemblée de dieux ? Mes efforts répétés sur la terre des humains m'auraient-ils valu de frayer de telles merveilles ? Vous, Ladon ! C'est donc vous, mon Roi ! Jamais, pardonnez-moi en bien, je n'avais perçu en votre personne une grâce aussi grande et une si belle candeur… Que faisais-je pour ne pas vous avoir assailli d'avances ? Quelle occupation ingrate m'empêcha de vous révéler ma flamme ?

LADON : ( bas ) Elle va bien vite en besogne ! ( plus fort ) Votre flamme ? Alors, vous aussi vous m'aimez ?

HÉMÉRIE : Si je vous aime ? Quelle insolence et quelle audace seraient miennes de vous refuser un réciproque attachement ! Mais pour l'heure je ne vous parle pas mue par devoir d'humble esclave, mais en tant que femme pourvue d'honnêtes sentiments… Et je vous accorde tout mon amour, non sous le fardeau de l'obligation, mais avec un cœur aussi léger que le plus agréable zéphyr !

LADON : Vous m'aimez vraiment ?

HÉMÉRIE : À en mourir ! À en mourir !

LADON : Eh bien… J'ai certaines choses à vous demander pour l'amour de moi ...


 

ACTE IV
Scène 1 :
Un crieur. (Dans une tour)

LE CRIEUR : Ô Peuple déchiré et brisé des Atlantes malheureux, prête attention et tend ton oreille infortunée ! Atlas, digne descendance de Poséidon et de Clito, noble progéniture du Ciel, formidable souverain entre tous, roi le plus sublime que les trois continents aient porté, Atlas, notre Père, notre frère, notre enfant, notre Roi a soufflé son dernier souffle de vie, et a rejoint la demeure des dieux ! Oh, malheur ! double malheur ! Notre souverain généreux n'a pu exprimer ses ultimes volontés à ses enfants, les gardiennes de sa trame vitale ne lui ont pas laissé plus de temps parmi les mortels, pour que, une dernière fois, ils puissent embrasser et conseiller sa chair ! À présent, île d'Atlantide privée de ton Atlas, de ton pilier, deviens orpheline de Père, lamente-toi, déchire tes vêtements de dessus ! Que ta tristesse en ces temps difficiles résonne par toute la terre habitée, et que rien n'échappe à la douleur de la disparition de notre bien-aimé Souverain. Ô Monde, arrête-toi ! Ville, désertifie-toi ! Place publique, tais-toi ! Foyer, endeuille-toi ! Homme robuste, tourmente-toi ! Faible femme attriste-toi !

Peuple déchiré et brisé des Atlantes malheureux, prête attention !...

Scène 2 :
Hémérie, Aposon ( à l'agora )

Aposon, seul, déambulant la tête baissée. Entre Hémérie.

HÉMÉRIE : Ô robuste Aposon, promis de la cruelle Daryla, venez-vous d'entendre cette nouvelle sinistre et funèbre ?

APOSON : Hélas, Atlas, ce pauvre et généreux Atlas ! J'en ai le cœur tout bouleversé, et, dans la tourmente de ces derniers jours, ce trépas sonne le glas, j'en ai peur, d'une glorieuse époque ! (Dégainant, et pointant sa gorge de son épée) Mais explique moi donc, esclave insolente, ce qui te permet d'insulter Daryla, et de l'appeler cruelle ?

HÉMÉRIE : Infortuné Aposon, homme juste et modéré… oh vraiment, je suis sincèrement triste… de vous porter une si mauvaise nouvelle après la mort d'Atlas, si subite et importune, mais j'ai de bonnes raisons de croire que… oh, de toute façon, non ! vous n'allez pas me croire, c'est si triste !

APOSON : Que se passe-t-il ? Parle !

HÉMÉRIE : Oh, Aposon, c'est Daryla, elle feint avec vous, elle vous trompe joyeusement avec le serpent de Ladon !

APOSON : Que dis-tu, imprudente ? Pèses-tu tes mots sur la balance du Respect et de la Vérité ?

HÉMÉRIE : Je vous jure ! Je vous jure ! Je l'ai vue de mes yeux comme j'avais vu Ladon avec les Étrusques ! Elle... Las elle n'a pas changé... Elle aime toujours Ladon ! Cela me brise le cœur tout autant que vous, vous pouvez le croire, de voir ma maîtresse en une compagnie aussi horrible.

APOSON : Oh, pauvre de moi si ce que tu dis est vrai !

HÉMÉRIE : Ma bouche voudrait proférer le bonheur, hélas, mais elle se contente pour l'instant du vrai et du sûr... C'est là tout ce que je sais, et je n'aurais voulu pour rien au monde garder pour moi une aussi précieuse information…

APOSON : Pourquoi tant de malheur...

HÉMÉRIE : Aposon, par pitié, et avant que Ladon n'épouse Daryla pour prendre le trône, allez le battre en duel ! Tuez-le, et n'en parlons plus !

APOSON : J'y perdrai mon honneur !

HÉMÉRIE : Vous y gagnerez le peuple !

APOSON : Ô Destin cruel, que m'imposes-tu à la gorge l'un ou l'autre des tranchants d'une épée à double tranchant ? Comment ne pas y perdre ma tête ?

HÉMÉRIE : Vous n'avez pas le choix, Seigneur ! Il faut y aller ! Le peuple a confiance en vous !

APOSON : Et moi en Daryla.

HÉMÉRIE : Détrompez-vous, par Poséidon, elle vous a menti. Je ne sais pourquoi mais elle vous a menti.

APOSON : Enfin, elle était sur le point de me donner le pouvoir !

HÉMÉRIE : Subterfuge : elle ne voulait pas attirer votre suspicion sur son dessein avec Ladon...

APOSON : Mais pourquoi alors serait-elle venue à moi, se serait-elle repenti, aurait changé de conduite, pour ensuite retourner avec Ladon ?

HÉMÉRIE : Si je pouvais le savoir !

APOSON : J'ai du mal à vous croire… Mais pour en avoir le cœur net, je suis prêt à aller vérifier de moi-même... Vous, tâchez de ne pas venir nous interrompre. Il se pourrait bien que Ladon et moi nous nous affrontions. Je ne voudrais pas que vous soyez blessée.

Scène 3 :
Eryschithon, Daryla ( au Palais )

ERYSCHITHON : C'est étrange comme la vie ne tient qu'à un fil parfois ! Il y a un instant, feu votre Père vous mandait dans sa chambre, et maintenant... maintenant... Il n'est plus de ce monde... J'en perds ma voix...

DARYLA, en larmes : Atlas, Père ! Vous me manquerez !

ERYSCHITHON : J'en perds ma voix d'autant que j'ai une autre terrible affaire à vous entretenir...

DARYLA : Parlez...

ERYSCHITHON : J'ai vu Aposon vous tromper avec votre Servante Hémérie.

DARYLA : Non, mensonge ! Il ne ferait jamais ça !

ERYSCHITHON : N'empruntez pas la voie de la facilité, Reine, et écoutez plutôt ce que j'ai à vous dire : il y a quelques instants à peine, alors que je sortais du Palais en direction de la tour pour mieux entendre le crieur, j'ai vu Aposon et Hémérie, là, sur l'agora, honteux de rien, enlacés et s'embrassant. Je l'ai vu.

DARYLA : Non, non, Aposon ! Tu ne me ferais jamais ça !

ERYSCHITHON : Il s'agit peut-être d'Hémérie : elle l'aura charmé, et le voilà infidèle. Quoi qu'il en soit, c'est très grave...

DARYLA : Je ne puis en entendre plus.

Sort Daryla.

ERYSCHITHON : Je trouve l'effet du baume bien long...

Il rejoint Daryla.

Scène 4 :
Ladon, Aposon, Hémérie ( dans la cour du Palais )

APOSON : Je vous trouve, infâme !

LADON : En parlant de femme... J'en ai trouvé une, et vous la connaissez bien !

APOSON : Comment ? ! Ce qu'on dit serait donc vrai ?

LADON : Si ce qu'on dit, c'est que Daryla va être ma femme, c'est vrai.

APOSON : En garde !

Ils luttent.

LADON : Auriez-vous oublié votre gage ?

APOSON :Je n'ai plus rien à perdre !

LADON : ( Esquivant un coup ) Je ne voudrais pas vous tuer...

APOSON : Je ne vis plus, de toutes façons !

Entre discrètement Hémérie.

D'ailleurs, si je vous tue, il n'y aura plus de gage ni d'honneur en jeu. Je pourrais succéder à Atlas, et rétablir sur cette Île sa prime sérénité !

LADON : Ma foi, vous l'aurez cherché !

Ladon parvient à le blesser. Aposon tombe inconscient.

J'aperçois Daryla qui arrive. Fais ce que je t'ai dit, Hémérie !

Hémérie se jette sur Aposon et l'embrasse. Se faisant, elle le réveille.

Entrent Daryla et Eryschithon.

Scène 5 :
Ladon, Aposon, Eryschithon, Daryla, Hémérie.

DARYLA : Que vois-je ? ! Oh, trahison ! infamie ! perfidie ! Je suis déshonorée ! Aposon, Aposon, qu'as-tu fait ? Que peux-tu expliquer à ce que je vois, infidèle ?

Ladon plante son épée dans le dos d'Hémérie.

HÉMÉRIE : Oh, je meurs ! Vengeance ! Tra...

Ladon lui plante de nouveau son épée dans le dos. Elle meurt.

APOSON, se relevant : Assassin ! J'entends ta noirceur ! Ne cache plus tes forfaits sous de vaines apparences… Toi pour qui le meurtre et trahison sont du quotidien, toi qui as trahi tes mercenaires, et qui maintenant trahit une pauvre créature, jamais les dieux ne t'accorderont ce que ton ambition réclame, ils feront justice ; et quant à moi, je veux bien leur prêter mon bras et mon fer pour accomplir leurs desseins…

DARYLA : Oh sacrilège, il défend son union infidèle !

APOSON : Non, Daryla, ne te laisse pas prendre aux sournoiseries de Ladon. N'oublie pas de quelle impasse je t'ai extirpée, quels furent mes efforts pour le salut de ton âme, et prête-moi encore, en cet instant fatidique, un peu de ta confiance.

DARYLA, résignée : Ah ! Tes propos doucereux n'ont plus d'effets sur moi… Non, je ne veux plus te croire, toi que je prends sur le fait, et qui t'arroge du droit de la divine vengeance… J'en ai assez, et, malgré tout ce que tu peux essayer de me dire, j'estime que par cet acte scandaleux avec Hémérie, tu n'as plus de place nulle part sur cette île : ni dans mon cœur, ni dans mon palais, ni parmi mon saint peuple. Maintenant, va, la Reine te bannit ! Adieu Aposon ! Je t'aimais.

ERYSCHITHON, bas : On dirait que le baume commence à faire sa besogne…

Daryla s'éloigne.

APOSON (au Ciel) : Dieux, moi qui doutais de vous, accordez-moi maintenant une suprême preuve de votre existence, et de votre sollicitude. Permettez-moi à cet instant crucial, pour le salut d'une Île paisible, une main juste, qui ôtera de son sein l'ignominie incarnée. Par pitié, moi dont la fortune est ballottée par la cruauté d'un homme, donnez-moi la puissance nécessaire ! (Une pause, puis visant Ladon de son fer) Ladon, tu ne mérites pas de vivre, tu l'as tuée, tu as tué Hémérie ! Qu'a-t-elle donc fait ? Comment as-tu donc obtenu un comportement si déplacé de la part d'une si honnête servante, aux us et coutumes si rangés ? Machinant quelle mauvaise magie, quelle marâtre manigance as-tu manipulé cette âme ni maniable ni malléable ? Pourquoi l'avoir assassiné d'un sang aussi glacial que le plus rigoureux zéphyr ? !

LADON : Cette femme était fornicatrice, je l'ai jugée et exécutée. Tel est mon devoir de Roi.

APOSON, dégainant son épée : De tels procédés ne point de prise sur moi ; en garde assassin ! La vengeance de cette pauvre femme, et le bonheur des Atlantes réclament ta tête, alors en garde !

Ils luttent.

DARYLA, revenant, contrite : Non, non ! Ne faites pas ça ! Ne portez pas la querelle à cette mesure de folie, n'entachez pas de sang et de rixe la noblesse de notre régalienne famille ! Par pitié, craignez le courroux olympien, qui châtie sans égards les actes emportés et violents ! Craignez plus encore de susciter l'émoi du peuple, confronté à un si sanguinaire conflit !

Ladon désarme Aposon et le blesse à la poitrine. Il s'évanouit. Le Roi pose son épée sur la gorge d'Aposon inconscient, menaçant.

DARYLA : Par pitié, ne le tuez pas !

LADON : Il m'a défié, c'est son sort ; or un vaincu ne sort jamais vivant d'un duel, c'est l'usage.

Daryla s'agenouille et implore Ladon.

ERYSCHITHON, sournois : Si je puis me permettre, Ladon, je trouve que le baume, dont l'action efficace et inexorable se répand peu à peu dans son corps, est cependant bien long... Peut-être pourra-t-on devancer son infâme effet…

LADON : Ah, je vois, pervers intelligent : tu voudrais...

ERYSCHITHON : Précisément. Ce serait conforme à ce que vous avez dit... L'occasion que vous tenez est des plus appréciable. Prenez-la donc.

LADON : Très bien. Daryla... Je devrais le tuer, mais je consens à lui laisser la vie sauve…

Eryschithon lui tend le philtre qu'il a utilisé dans le baume.

LADON :... si tu me bois ceci. Cela va corrompre tes jugements, pervertir ton âme, vicier ta morale, et te ramener à ton naturel état, celui des oracles, et celui que j'adore. Difficile choix, n'est-ce pas ? Je n'en doute pas… (Une pause) Tu hésites ? Tu te demandes si Aposon en vaut la peine ? Bonne question, très bonne question ! Ne t'a-t-il pas lâchement trompée, après tout ? N'as-tu pas vu ton déshonneur dans l'accolement malsain d'une simple servante et du Royal Promis, neveu d'Atlas ? Ah ! Ah ! Ah ! Je te laisse à ton incertitude, mais ne tarde pas.

DARYLA : Oh, je comprends bien… Je comprends tout ! C'est toi ! oui, tout vient de toi, n'est-ce pas ? Oh, Aposon, pardon de la peine que je t'ai faite, pardon pour mon ignorance et ma jalousie, pardon aussi pour ma faiblesse, mais… je veux que tu vives, je crois en l'avenir, et… je t'aime… Un combat perdu n'est pas une défaite, et un soldat mort ne sert guère plus l'intérêt de sa Patrie, même si les patries aiment ce genre de soldats… Non, Aposon, j'espère que tu me comprendras, mais un modeste soldat vivant vaut mieux qu'un illustre soldat trépassé…

LADON : Décide-toi, mon épée est lourde.

Daryla prend du philtre et en boit.

DARYLA : Que ta méchanceté t'emporte dans l'Hadès, infâme dragon !

Elle s'évanouit.

ERYSCHITHON, amusé : La dose était peut-être un peu forte...

LADON : Je crois aussi. Mais ramassons plutôt ce cadavre.

Ladon emporte Hémérie, et Eryschithon prend Daryla sur ses épaules.


 

ACTE V
Scène 1 :
Aposon, Eryschithon ( Dans le jardin de la Cour )


Aposon est étendu au sol. Il se réveille.
APOSON : Oh, comme c'est étrange ! Mais que fais-je ici, et pourquoi me retrouver allongé, de la sorte, dans ce verdoyant jardin, avec… (il se relève) avec cette cicatrice encore douloureuse à la poitrine ? Que m'est-il arrivé ? Me serai-je affronté en duel contre quelqu'un ? Me serais-je assoupi ? et blessé ? Ah, mémoire ! que tes tours sont inopportuns et puériles !

Il aperçoit son épée à terre et la ramasse.

Tiens, tiens, mais que fait-elle par terre ? M'en serais-je servi ? Oh, cela m'étonnerait beaucoup ! Je me souviens m'être dit d'attendre jusqu'à demain pour agir. D'ailleurs, le Soleil se couche, il n'y en a plus pour très longtemps...

Entre Eryschithon.

ERYSCHITHON : Maître ! J'ai une terrible nouvelle pour vous !

APOSON : Hélas, s'il faut toujours que tu sois pour moi synonyme de malheur, s'il faut que toujours ta bouche profère des étoiles contraires, s'il faut que nos chemin se rencontrent pour briser mes destinées, parle donc ! Parle donc, serviteur dévoué à ta suspicieuse cause que j'ignore…

ERYSCHITHON, l'ignorant: Par tous les dieux olympiens, Maître vénérable, je m'en viens du Palais horrifié des actes abominables et des conduites scandaleuses qu'on y tient. Justice et Équité n'étant plus les conseillères, j'ai préféré donner ma révérence, et venir vous en informer sur l'heure, mettant, je vous l'indique, ma vie en danger par ce loyal zèle. Je vous prie de bien estimer la gravité de la…

APOSON : Quoi, qu'a encore fait Ladon ?

ERYSCHITHON : Ladon ? hélas, Ladon, Ladon n'est pas seul responsable des forfaits qui se commettent sur l'heure au Palais ! il a été rejoint, et vous me voyez sincèrement désolé d'une nouvelle si alarmante, rejoint par Daryla la reine !

APOSON, à part : Hélas ! Cruelle pythie de Delphes, pourquoi t'acharner à avoir sans cesse raison ? J'ai soudain un pressentiment néfaste… Non, Moires éternelles, garantes des humaines destinées, n'accomplissez pas encore votre mortelle besogne, ne coupez point encore les fils dressés des pieuses existences. (Après un instant) Que dis-tu, Eryschithon ? Daryla en compagnie de Ladon ?

ERYSCHITHON : Venez constater de vos yeux, nom de Zeus ! Et tentez de raisonner votre Promise ; car il me semble qu'elle est redevenue subitement celle qu'elle était...

APOSON : Ah ! Clotho, Lachésis, et Atropos, soyez toutes damnées si par votre rigueur injuste ce qu'on me dit est vrai !

Sort Aposon.

ERYSCHITHON, au public, sournois : Moment crucial où l'un redevient lui-même et l'autre cesse de l'être.

Il sort

Scène 2 :
Ladon, Aposon, Daryla, la foule ( Sur la place publique )

Grand cérémonial. Une grande foule agitée se tient à quelque distance d'un podium où se trouvent Ladon et Daryla, richement vêtus. Des dignitaires de haut rang sont placés de part et d'autre de ce podium.
Il s'agit d'une Assemblée du Peuple présidé par le roi de l'Atlantide Sud
.

LADON : Ciel, témoin de nos agissements, de nos intrigues, de nos complots, considère s'il te plaît notre culte avec quelque sollicitude, et condescends un moment à prêter un œil attendri à nos efforts pour t'honorer ! Nous nous réunissons aujourd'hui, jour faste, après prise des augures selon la coutume de nos ancêtres, pour perpétuer la tradition, et renouveler le poste vaquant laissé par feu notre souverain et bien-aimé Atlas… Qu'une grande considération lui soit témoignée par vous dans son actuel séjour, nous vous le recommandons de la plus sincère façon. (ironique) Envoyez-donc Hermès adoucir le grincheux Charon, et lui jeter les bases du savoir-vivre seyant à notre illustre Atlas, ou encore pour calmer la triple gueule de ce bon vieux Cerbère, et ne pas importuner le voisinage sonore de notre regretté…
(Agitation de la foule)
Mais ici-bas, cher Témoin, notre humaine position nous force à des mesures, que nous prenons dans la plus stricte conformité de la loi et de votre thémis. L'heure est venue, en effet, mon peuple, et peuple de Daryla, de proclamer publiquement les couples prétendants au trône. Étrange Destin, n'est-ce pas ? Atlas nous abandonne au moment même où il était convenu de jeter les dés. Il aurait souhaité assister au dénouement couronnant sa fille bien-aimée… mais je crois qu'il aurait était fier ce soir d'accorder sa place... aux deux !

Chuchotements indignés dans la foule.

Oui, peuple, le Destin s'est ressaisi avant de plonger notre civilisation dans un avenir lugubre où mes étoiles n'auraient eu de part. À présent, le sort en est jeté, puisque j'ai trouvé une femme, et que cette femme est votre plus chère souveraine, Daryla. De la sorte, mon peuple, je me suis astreint à être gré de vos aspirations…

Nouveaux chuchotements dans la foule.

Vous semblez très étonnés, et je le comprends fort bien. Moi-même... quelle n'a pas été ma surprise quand Daryla est venue me demander en mariage, prétendant rompre avec ce traître d'Aposon ! Je lui ai aussitôt rappelé son engagement, fidèle à la morale, bien sûr, mais elle m'a dit qu'elle le rompait pour ma couche. Bien embarrassé, mais sensible à ses charmes féminins que mon corps ne connaît pas, j'ai accédé à sa demande.

Hurlements.

DARYLA : Cessez cette agitation, vulgaire ! Et ne revenez pas sur mon choix ! Ladon est celui avec qui je veux vivre et vieillir. Celui avec qui je veux renouer les relations que m'avait fait perdre cet Aposon détestable ! Non, je regrette. Je regrette le temps que j'ai perdu, cette confusion que j'ai fait naître dans le cœur des gens, ces inepties de vertu et de chasteté, qui ne sont bonnes qu'à rouler dans les eaux tumultueuses et boueuses de l'Achéron ! Ô Justice dégoûtante qui te plaît à faire souffrir des adeptes d'ascétisme, qui les prive des joies de ce monde, puisses-tu enfin crever et laisser au monde la paix ! Je te renie, et veux me consacrer à la luxure du corps et de l'esprit, à ce pourquoi je suis née ! le Ciel l'a destiné ; et, avant ma naissance, cet innocent épris de morale conçut de se faire porter une main homicide sur ma sanglante personne, ainsi que celle de Ladon ; est-ce justice ? avant de naître, se voir condamné à mort par les plus hautes autorités ; avant de venir à la lumière du jour, n'être destiné qu'à l'abîme ténébreuse ! Non, non ! Très peu pour moi !

LADON, bas : Une merveille, que ce philtre !

Entre Aposon.

DARYLA, s'adressant à Aposon : Objet de ma haine ! Cible de mon ressentiment ! Entité insignifiante ! Que veux-tu ? Que cherches-tu ? Qui cherches-tu ? ! Moi, crois-tu que moi je veuille partager l'intimité d'un imbécile heureux comme toi ? Erreur ! Méprise ! Je te hais ! Toi, c'est toi qui m'as fait perdre les plus belles heures de ma vie avec Ladon ! C'est toi et mes sœurs qui complotiez contre notre autorité commune. Par chance, Hadès a déjà englouti mes sœurs dans son royaume d'éternel tourment, à quand ton tour ? Oh, ne te fais pas de soucis : je vais me charger personnellement de ton cas : dès demain, je te ferai torturer. Et je me constituerai moi-même ton bourreau ! Oui, c'est moi qui travaillerait ta chair de mes ustensiles acérés et bouillants ! Je le ferai si lentement que tu hurleras que j'en finisse avec toi, mais tu souffriras d'abord. Car tu le mérites ! Tu le mérites bien, traître ! Tu as failli usurper mon autorité par tes belles paroles, à présent la mort est le seul châtiment qui te convienne...

APOSON : Daryla, mais quelles atrocités dis-tu ? Te serais-tu laissée entraîner par l'envoûtement de ce Ladon ? Tu m'avais...

DARYLA : Cesse ce charabia d'enfants, car tu sais bien que je suis née sous des oracles funestes, et que ceux-ci liés, aucune main ne peut en dénouer la trame !

APOSON : Le Destin est une argile, Daryla ! Il se modèle et il se pétrit !

DARYLA : Le Destin est tracé, imbécile : la vie n'a qu'un chemin, sa direction n'a qu'une issue : il y en a comme toi qui prennent des raccourcis et ne savent en profiter, et il y en a d'autres, avant la mort inexorable, qui meublent leur chemin de pavés d'or. Ce sont les moins bêtes !

APOSON : Daryla, ô Daryla, reviens à la raison !

DARYLA : Ta vie est de l'absinthe, une débauche ma vie : qui aura vécu le plus intensément ? qui aura profité de l'éphémère pousse de la vie ? qui aura connu des plaisirs interdits ? qui aura vraiment connu la vie ? L'argile ou l'or ? Non, Aposon, tu me répugnes car tu crois que les dieux nous ont mis sur cette Île pour les servir, alors qu'ils n'ont aucun souci pour nous et que leurs exploits les plus célébrés sont des débauches pires que ton esprit ne peut imaginer ! Interdiraient-ils ce qu'eux-mêmes pratiquent tout le long du jour ? Considère les forfaits de nos divinités, rappelle-toi Cronos mutilant son père, ou bien les orgies, et les bacchantes célébrées pour Dionysios, interroge nos prostituées sacrées, dénombre les meurtres d'Apollon, les convoitises d'Aphrodite, les penchants de Pan l'hideux. Examine la cruauté d'Arès, souviens-toi Zeus, frère de notre Poséidon, est-il un modèle de constance ? Voudrais-tu interroger Héra pour le savoir ? Enfin, notre Poséidon même, que nous honorons dignement d'un temple superbe, le crois-tu moins inférieur ? Que dis-tu donc de son complot avec Héra et Athéna pour enchaîner Zeus le Père ? de son injuste colère, quand il inonda la plaine d'Éleusis, n'ayant pu acquérir mieux qu'Athéna, par des présents, la faveur des anciens ? quand, dépité, il assécha les fleuves de l'Argolide ? Ou que dis-tu encore de sa continence ? réfères-en à Amphitrite sa femme, tu ne t'ennuieras pas !

Un éclair déchire la nuit. Au loin, la mer s'agite.

Non, crois-moi insensé, leurs misérables divinités, cruelles, sanguinaires, envieuses et libidineuses ne valent pas plus que nos vies éphémères. Cueillons donc le jour, comme nous y incitent les poètes !

Nouvel éclair. Grosses vagues dans l'océan.

APOSON : Arrête, Daryla ! Tu déchaînes la colère du Ciel !

DARYLA : Pauvre crédule ! Tu vis inconscient de ton unique vie ! Tu crois que l'argile résiste à l'eau salée et rongeuse du temps ! regarde cette mer qui s'agite, et dis-toi que ta vie n'est pas même comparable à une minuscule goutte, dans cette titanesque trombe : elle monte un instant vers le Ciel, crois l'atteindre, le toucher, le comprendre, puis retombe, éclate, et retourne à l'inexistence. Et tu veux me leurrer avec des inepties de vertu ? Ah, va t'en, tu m'écœures !

APOSON : Tu as changé, tu n'es plus une femme qu'on peut aimer...

LADON, interrompant l'altercation : Que la foule ouvre bien ses oreilles ! Aposon, je te le demande solennellement dans l'intérêt suprême de notre peuple, dis-moi, peux-tu conclure ton mariage avec Daryla ? Ce seul mariage qui t'est permis pour monter sur le trône ?

APOSON, bas : Ah, désolation ! Même si je trouvais une femme à l'instant, je ne pourrais ! Ma seule solution était d'épouser Daryla la Reine elle-même ; mais la voilà hors de portée... Par Zeus ! Que va devenir l'Atlantide ?

LADON : Parle fort et intelligiblement, nous t'écoutons.

APOSON : J'aurai ta tête ! C'est toi la cause des malheurs de cette Île !

Il sort.

LADON : Demain je serai Roi, foule méprisable !

Tumulte dans la foule.

LADON : Et quiconque défiera mon autorité mourra, ne me croyez pas incapable de vous surveiller tous autant que vous êtes !

Scène 3 :
Eryschithon, le spectre d'Hémérie. ( Chambre d'Eryschithon )

LE SPECTRE : Réveille-toi, traître infâme !

Eryschithon se réveille et pousse un hurlement.

LE SPECTRE : Traître !

ERYSCHITHON : Hémérie !

LE SPECTRE : Tu vas me venger vil vaurien ! horreur humaine ! abomination sordide ! déchet immonde ! Tu vas me venger !

Eryschithon tente de s'enfuir. La porte se ferme.

LE SPECTRE : Ah ! misérable, ne tente pas de fuir, va, tu ne peux plus rien désormais. Toi, toi tu es le pire individu qui est foulé la terre, pire que les maléfiques Gorgones, pire que les persécutrices Harpies, pire que le dévastateur Typhon, pire que le ravageur Chimère, ou que le lion de Némée et l'hydre de Lerne réunis, pire enfin que l'insensible Atropos, qui coupe les trames de nos vies ! Sous une apparence charitable, tu es la pire charogne ! Puisses-tu être réservé à un supplice éternel, par quelque oiseau affamé qui te dévorera éternellement, par quelque pierre que tu devras supporter à jamais ! Tu as conduit à une tuerie, tu as trahi, tu as conspiré : es-tu un être humain, de chair et de sang ? (Une pause) Pour tous tes forfaits et en considération de mon malheur, alors que, sans sépulture, j'étais condamnée à errer cent ans sur les rives du Styx, les dieux se sont réunis en une Assemblée lumineuse, et, dépêchant Hermès, lui accordant un rameau d'or qu'autrefois Énée employa pour se frayer un passage dans les Enfers, ces dieux, attendris, m'ont extirpé de mon tourment, et m'ont accordé sépulture et vengeance !

ERYSCHITHON, horrifié : Les dieux, qu'ont dit les dieux ?

LE SPECTRE : Ils te réservent un retranchement pire que celui des plus mauvais humains, et des plus horribles monstres ! Ils te réservent une mort précoce et douloureuse, ils te réservent un châtiment exemplaire et dissuasif. Frémis, pauvre mortel !

ERYSCHITHON : Mensonges !

LE SPECTRE, s'avançant et prenant une voix ombrageuse : C'est aussi vrai qu'en ce moment je te terrorise. Et je puis t'assurer que je ne t'accorderai plus un instant de repos tant que tu n'auras pas fait ce que je vais t'ordonner.

ERYSCHITHON, menaçant de son épée : Arrière, chimère illusoire ! ombre fugitive ! Arrière, ou c'est le fer !

LE SPECTRE : Frappe donc, imbécile ! Tu n'as plus de prise sur moi ! une mort me suffira bien, non ? (Rires) Alors, infâme, quelle décision prends-tu ?

ERYSCHITHON : Que... que veux-tu, précisément ?

LE SPECTRE : Je veux que la vérité éclate, ce sera me faire vengeance ! Va voir Aposon, et dis-lui ce qui a rendu Daryla telle quelle est à présent. Ne laisse pas des âmes éperdues se précipiter dans un précipice sans fond, n'alourdis pas ta dette de sang ! Ne tourne pas une conspiration malsaine en drame humain !

Sort le spectre.

ERYSCHITHON : Malheur ! Je m'en vais sur ce pas réparer mes erreurs !

Sort Eryschithon.

Scène 4 :
Daryla, Ladon, Eryschithon ( dans la chambre de Ladon ).

Daryla et Ladon dans le même lit. Daryla se réveille.

DARYLA : Horreur ! Abomination ! Ah ! Ah moi ! Au viol ! Non, on ne me viole pas, je ne rêve pas ! Mais que fais-je dans ce lit souillé et méprisable ? Enfer et Damnation ! Je... je ne me souviens de rien. Bien légère mémoire ! Je me demande où se trouve Aposon, je crois… mais, ne devrais-je pas être en sa compagnie, en ce moment ? Quelle heure se fait-il, au juste ? Le Soleil est-il couché ?

Elle sort du lit, se découvre dans le plus simple appareil.

Scandale !

Elle saisit sa robe de chambre étendue à terre et s'en couvre. Puis, elle s'approche de la fenêtre de la chambre.

Nom de Zeus ! Mais il est tard ! La cérémonie n'a-t-elle donc pas eu lieu, ne devrais-je pas être libérée de mes inquiétudes, ne devrais-je pas avoir donné à mon peuple un juste suzerain ? ( Elle voit la couronne sur la table de chevet, des larmes inquiètes lui obscurcissent les yeux ) Ciel ! Ciel ! Mais qu'est-ce que cela signifie ? Suis-je en train de rêver quelque mauvais songe ? Daryla, Daryla, réveille-toi !

Entre Eryschithon.

ERYSCHITHON, la surprenant légèrement vêtue : Oh, excusez-moi ! Je ne savais pas que vous partageriez le même lit avant la cérémonie officielle de demain matin... Je sors tout de suite !

DARYLA : Non, reste !

ERYSCHITHON : Je dois voir le Ministre des affaires étrangères immédiatement !

DARYLA : Aposon, mon amour ! mène-moi à mon unique source de vie, pour laquelle ce que je vois en ce moment (désignant Ladon) me donnent la plus juste inquiétude !

ERYSCHITHON, faisant un pas : Est-ce bien vous, Daryla ?

DARYLA, déconcertée : Je ne sais pas.

ERYSCHITHON : Que savez-vous ?

DARYLA : Ce que je sais, hélas ! Je sais que je me suis réveillée dans le lit de cet infâme truand dans un appareil bien léger. Et je ne sais pas du tout ce qui m'y a conduit. M'a-t-on enivrée ?

ERYSCHITHON : Est-ce bien vous, Daryla ?

DARYLA : Je crois que c'est moi qui vous parle à l'instant - si je ne rêve pas.

ERYSCHITHON : On vous a fait boire un philtre qui a vous tourné l'esprit et les sens, de sorte que... que ce soir... lorsqu'il a fallu proclamer publiquement qui monterait au trône dès demain... vous soyez de nouveau sous la coupe de Ladon... Et... Aposon s'est retrouvé seul, Daryla ! Tout étant contre lui, et loi et sentiments personnels, il a pris le parti de s'enfuir avec son chagrin. Car vous étiez entièrement sous le charme du philtre !

DARYLA : Ciel, est-ce bien là la vérité ? N'êtes vous pas plutôt de la horde de ce serpent visqueux ?

ERYSCHITHON, marri : J'ai changé. Je veux réparer mes erreurs. Croyez-moi, par pitié !

DARYLA : Mais qu'ai-je donc fait à Aposon ?

ERYSCHITHON : Vous l'avez rejeté. Vous l'avez insulté. Vous l'avez meurtri. La situation, croyez-moi sur parole, est grave.

DARYLA : Je ne me souviens de rien.

ERYSCHITHON : Vous devez voir Aposon et tout lui expliquer. Au plus vite !

DARYLA : Mais ! Il voudra me tuer !

Ladon se réveille.

ERYSCHITHON : Par Poséidon, c'est fort possible, je n'y avais pas songé ! Eh bien... hélas, Ladon se réveille ! ( Chuchotant ) Il est trop tard pour faire quoi que ce soit ce soir... Voilà ce que vous allez faire : prenez cette bague ( il sort de sa poche une bague empoisonnée )... attention, ne la touchez pas autrement que munie de gants ! Demain, vous la passerez autour du doigt de Ladon, lors de la cérémonie du mariage... C'en sera fini en très peu de temps, vous pouvez me croire.

DARYLA, chuchotant : Quoi, simulerai-je un mariage ?

ERYSCHITHON : Il ne faut pas attirer l'attention de Ladon ! Il est plus puissant que vous ne le croyez, et le duper est plus préférable que l'affronter.

DARYLA : Vous êtes sûr de cette bague, au moins ?

ERYSCHITHON : Ma foi, je la réservais à quelqu'un d'autre, mais je m'en passerai bien. Oui, elle sera très efficace ! Seulement n'éveillez aucun soupçon de Ladon !

LADON, s'approchant : Que dites-vous si bas ?

ERYSCHITHON : Oh, rien de bien important : nous réglons les derniers détails des préparatifs pour demain. Ce va être un grand événement pour vous.

LADON, souriant : Et pour toi aussi, Serviteur...

ERYSCHITHON : Oh, je ne mérite rien, je n'ai fait qu'obéir à mon Roi...

LADON, souriant plus encore : Non, j'y tiens.

ERYSCHITHON : Je serais volontiers resté plus longtemps, mes amis, mais j'ai le devoir qui m'appelle. Je dois voir quelqu'un.

LADON : En une heure si tardive de la nuit ? Repose-toi, un peu ! Accorde à tes membres engourdis de forfaits, l'injuste repos qu'ils méritent… N'as-tu donc point sommeil, tes yeux ne se ferment-ils jamais, ont-ils toujours à voir, et tes mains à faire ?

ERYSCHITHON : Oh, vous savez, à mon âge, on ne dort plus bien... Ma foi, continuez bien cette nuit...

LADON : Non, Eryschithon, reste ! Reste, je dois t'entretenir de ton nouveau poste dans mon royaume...

ERYSCHITHON : Milles grâces ! Mais je dois voir quelqu'un, et...

LADON, sournois : Oh, cela peut très bien attendre demain, non ?

ERYSCHITHON, bas : Las, non ! Il faut absolument que je voie Aposon pour lui apprendre l'histoire de la bague. Sinon, qui sait comment il pourrait réagir ?

LADON : Que marmonnes-tu ?

ERYSCHITHON : C'est que je ne voudrais pour rien au monde déroger à ...

LADON : Sacré Eryschithon, toujours le mot pour rire. Je sais bien que tu brûles d'avoir une place en vue sur cette Île ! Or, maintenant que je te la propose, tu fais le dégoûté ? Plaisantes-tu, au moins ?

ERYSCHITHON, bas : Je dois garder la face, il pourrait se douter de quelque chose... Je verrai Aposon demain à la première heure... ( haut ) Quelle place, au juste ?

Scène dernière :
Ladon, Aposon, Daryla, l'Assermenteur, le témoin, les dignitaires, la foule ( dans un temple )

DARYLA : Non, je n'approuve pas, Ladon ! Non, non ! Un peu de retenue, pour provisoire qu'elle aurait été, eût été la bien venue ! Pourquoi avoir tué Eryschithon, ton serviteur, ton comploteur, l'exécuteur des basses besognes, qui a condamné son âme pour servir tes desseins ? Le tuer, mais te rends-tu compte que tu pourrais nous tourner tout le peuple à dos, ce serait des plus précoce !

LADON : Ce n'est pas le moment de faire de l'esprit... Ah, j'en avais envie, je ne sais pas. Une pulsion peut-être. Laissez-moi donc tranquille avec ça, et faites plutôt un sourire à cette foule détestable. Verser des larmes pour cet imbécile n'attendrira pas ceux qui ont pris la suite de ses destinées, dans l'autre monde. On ne vous le rendra pas, alors, par Zeus, oubliez cette charogne !

DARYLA : Votre plus fidèle Serviteur !

LADON : Un traître, aussi ! Or, je n'admets qu'une trahison, celle qui me sert, ensuite je me débarrasse des traîtres, on ne sait jamais quelle idée leur passe par la tête. Il suffirait… qu'il s'estime lésé par une récompense trop faible, et le pire est à craindre… Je lui avais promis une place en vue dans mon royaume, ne l'a-t-il pas eue, ne voit-on pas la mer où que l'œil se porte ? Et puis, quoi ? Reviendras-tu sur ce crime de rien du tout ?

DARYLA : Eh bien... non... mais...

LADON : Parfait. Maintenant, concentre-toi sur cet abruti d'Assermenteur. Regarde, il arrive.

Entre l'Assermenteur, pâle et tremblotant.

L'ASSERMENTEUR : Nous sommes réunis en ce jour pour un mariage scandaleux, un inceste abominable, la pire des atro...

Ladon saisit son épée et transperce l'Assermenteur.

LADON : Silence ! Très bien... (Pause) Puisqu'il y a sur cette Île trop d'honnêtes gens pour nous marier, je le ferai moi-même ! Que le témoin nous apporte les bagues, s'il ne veut pas voir rouler sa tête sur ce beau tapis rouge...

Le témoin apporte les deux bagues. Entre Aposon.

UN DIGNITAIRE : Vive Aposon ! Vive Aposon le Roi !

UN AUTRE DIGNITAIRE : Aposon, délivre-nous !

Ladon saisit une bague et se la passe autour du doigt.

DARYLA, épouvantée : Tu t'es... tu t'es trompé de bague !

LADON, excité et pressé : Qu'importe !

APOSON : Oh, Ciel, elle est restée la même ! Mauvaise elle était, mauvaise elle est redevenue... À présent que mon amour flambe contre une chimère, puissè-je quitter ce monde d'horreurs et d'infamie, et ne pas voir la chute du meilleur des mondes, celui des Atlantes, aux prises avec les méchants ! Puissè-je me délivrer de cette torture des yeux ! Ô Illusion, Ô Destin, Ô Dieux, venez-moi en aide et emportez-moi dans votre demeure céleste, loin de cette humaine condition misérable ! Qu'Amour je ne n'entende plus parler à jamais, et que le nom de Daryla s'efface de ma mémoire et de mon cœur !

Aposon, dément, prend son épée et tue quelques dignitaires.

Mourrons mes amis, mes frères, mourrons tous pour ne vivre ces heures si difficiles ! Délivrons-nous de cette punition terrible qu'est la vie ! Ô divinités aériennes, qu'avons-nous fait à vos grandeurs pour mériter ce châtiment cruel ?

Il se plante l'épée dans le cœur et meurt.

LADON : Que de courage dans cette action de désespoir ! Voilà qui m'évitera de le faire...

DARYLA, anéantie : Monstre ! Monstre !

Daryla saisit la bague empoisonnée et se l'enfile autour du doigt. Elle tente de s'approcher du corps d'Aposon.

DARYLA : Aposon, attends-moi ! Laisse-moi te rejoindre aux rives du marais, en ta compagnie pour un siècle encore !

Elle tombe à terre et meurt, loin du corps d'Aposon.

LADON : Ah, traîtresse, tu voulais donc me tuer ! C'est donc seul que j'aurai le trône, seul que j'imposerai mon autorité, alors que j'aspirais et que je consentais à la partager. Grande erreur, que celle-là ! Mon courroux n'a donc plus ce stupide frein de l'amour, ma modération, celui de se faire aimer. Maintenant, vous, foule d'innocents bienheureux, et de va-nu-pieds, tremblez ! Tremblez, car je suis désormais votre Souverain et votre dieu !

Tonnerres dans le ciel.